
Les Belges du bout de la rue: à Liège, la Sécu solidaire de la Voix des Sans-Papiers
Dada est un peu à l’avance. Alors elle attend le début de la permanence, assise sous la rangée de fanions façon guinguette qui colorent la salle du quartier de Pierreuse, dans le centre de Liège. Ce dimanche, la jeune femme vient consciencieusement régler sa cotisation pour la Sécu solidaire de la Voix des Sans-Papiers (VSP), ce collectif de personnes en séjour irrégulier. “Comme d’habitude, comme chaque mois, sourit-elle, emmaillotée dans une longue robe sombre. J’en profite aussi pour remettre l’ordonnance que j’ai reçue de mon médecin pour un médicament. Le CPAS ne peut pas le rembourser, c’est la Sécu qui va le prendre en charge.” Originaire de République démocratique du Congo, Dada vit en Belgique depuis 2017.
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Changer la vie
Sans papiers, mais avec cinq enfants, soit une vraie galère pour joindre les deux bouts. “Seule, je ne pourrais pas payer les nombreux soins indispensables, comme les lunettes d’un de mes fils, reprend-elle, impassible. Je ne sais pas comment je m’en sortirais.” Sans la Sécu, Catherine serait peut-être au cinéma ou devant un bon bouquin. Debout à l’autre bout de la pièce, cette bénévole s’apprête à épauler les secrétaires qui gèrent la séance du jour. Un moment privilégié pour cette Liégeoise pure souche, tout heureuse “de revoir et de papoter avec des gens que je ne croise qu’une fois par mois”. Il est 16 h. Catherine sort de leurs boîtes des tablettes de paracétamol, des serviettes hygiéniques et quelques flacons de sérum physiologique pour bébé. “Beaucoup d’adultes se nettoient aussi le nez avec, dit-elle en fixant Dada. On en a reçu plein dont la date de péremption est passée. Mais ça reste de l’eau salée…” Un produit qui ne fait pas partie de la liste des médicaments dont l’Aide médicale urgente assure le remboursement à tout résident liégeois via le CPAS. Pas plus que le lait pour bébé, les Dafalgan, les consultations ORL ou psy. Inspirée d’une initiative portée par des femmes sans-papiers à Liège, la Sécu solidaire propose de financer ces médications à ses membres en échange d’une cotisation individuelle de cinq euros par mois.
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Le concept a vu le jour en 2019 au sein de l’ancienne école d’horticulture de Burenville, que Sédar et ses amis occupaient à l’époque. “Je venais d’être débouté du droit d’asile et j’envisageais de quitter le pays quand des amis liégeois m’ont contacté. Ils voulaient que je les rejoigne dans la lutte pour faire valoir nos droits”, resitue ce grand Tchadien flegmatique, casquette Che Guevara vissée sur le crâne. La lutte commence par des occupations de maisons, puis prend progressivement la forme d’un mouvement, baptisé Voix des Sans-Papiers. “Chacun avait son histoire et ses propres problèmes, il a donc d’abord fallu qu’on se fédère en mettant de côté nos petites prises de tête, reprend Sédar. Ça a vraiment démarré une fois que l’on a compris qu’une action de groupe aurait plus d’impact sur la route de la régularisation que la lutte individuelle.” Avec le soutien de quelques citoyens liégeois bénévoles, la VSP met rapidement en place des ateliers internes d’audiovisuel, de théâtre, d’écriture ou encore de cuisine et participe à de nombreuses manifestations pour éveiller à la situation des sans-papiers. D’autres problèmes persistent néanmoins. “Par manque d’assistance médicale, plusieurs de nos camarades sont décédés dans nos bras durant les occupations”, s’émeut encore Sédar. En concertation avec un ami, il met donc sur pied la Sécu solidaire. Pour cimenter les relations entre demandeurs d’asile. Et changer leur vie.

Pendant les permanences, on distribue des médicaments non remboursés par l’Aide médicale urgente. © Emilien Hofman
Rendre confiance
C’est en tout cas ce qu’espère Pauline, la démarche chaloupée lorsqu’elle vient saluer les deux secrétaires du jour. Gloria et Marie-Josée sont occupées à trier la monnaie et classer les fiches des bénéficiaires dans des fardes. “J’ai déjà payé ma cotisation jusqu’en septembre, je viens juste pour mon passeport”, prévient la vieille dame, originaire du Cameroun. Il y a quelques semaines, son ambassade l’a avertie que le renouvellement de son passeport ne pourrait se faire que par Internet. Fracture numérique oblige, elle s’est tournée vers la Sécu solidaire, qui va introduire sa demande et prendre 30 % des frais à sa charge. “On paie également cette somme pour tout ce qui concerne la demande de régularisation, l’envoi de documents officiels des pays d’origine et même certaines formations”, note Catherine. Depuis trois ans, elle gère les comptes de la Sécu, un destin qui semblait tout tracé depuis qu’elle a rendu visite aux sans- papiers dans leur squat à Burenville il y a quelques années. La sexagénaire y découvre alors le véritable quotidien brumeux de ses “hôtes”. “Je ne voulais pas rester bras croisés alors que des gens vivaient dans une grande précarité parce qu’ils n’avaient soi-disant pas de documents officiels.” Quand sa candidature pour rejoindre le comité de gestion est acceptée, l’ancienne informaticienne n’hésite pas une seule seconde à s’emparer de l’économat, un domaine dans lequel elle se sent pleinement utile.
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Pull sur les épaules, paracétamol dans les mains, JPB scrute les nouveautés de la boîte à livres, près de la fenêtre qui donne sur la rue pavée. Il vit depuis onze ans en Belgique dans une situation administrative compliquée. “La première chose à laquelle j’aspire, c’est la quiétude, pose cet ancien membre du comité de gestion. Quand on ne se sent ni bien ni bien entouré, on n’a pas la force mentale de se battre pour sa régularisation. Heureusement, la sécu sociale, ce n’est pas seulement des lunettes et des soins, ça crée aussi du vivre ensemble, et c’est plus important que tout quand il s’agit de survivre.” JPB discute tranquillement le coup avec Sédar. Ce dimanche, la permanence est plutôt cool. Le trio Catherine-Gloria-Marie-Josée en profite d’ailleurs pour s’offrir, au choix, une pause glace ou tabac et s’enquérir des nouvelles d’un bénéficiaire à la santé fragile. “Ils seront plus nombreux à venir dans deux semaines, assure Catherine. Une véritable confiance s’est installée entre les membres: à la différence d’un guichet classique, ils savent à qui ils ont affaire vu qu’ils sont tous bénéficiaires.”
Donner l’exemple
Hormis quelques dons de citoyens liégeois, la majorité des membres paient leur cotisation grâce à des petits boulots au noir, comme la cueillette de fruits ou la visite d’aînés en maison de repos. “C’est humiliant de demander à manger, gronde la trésorière officieuse de la VSP. Ici, les bénéficiaires n’ont pas besoin d’aide, ils paient pour faire fonctionner un système qu’ils ont eux-mêmes créé.” Un point qui a son importance et laisse espérer que d’autres initiatives puissent voir le jour ailleurs en Belgique. La bénévole se rend d’ailleurs régulièrement dans des écoles et universités du pays avec des membres du collectif pour expliquer le fonctionnement de leur système à travers des conférences ou des saynètes.
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Après tout, c’est bien au départ de mobilisations ouvrières que la sécurité sociale belge a vu le jour. “Ce serait magnifique de parvenir à améliorer la sécurité sociale dans son ensemble pour toute personne vivant sur le territoire. On ne s’adresserait plus à 150 sans-papiers comme on le fait aujourd’hui, mais à 150.000.” Catherine y croit. C’est la mission qu’elle s’est fixée au crépuscule de sa carrière professionnelle, quand elle s’est demandé ce qu’elle “foutait là”, à remplir les poches des actionnaires. Une fois retraitée, on ne la prendrait pas à rester chez elle, inactive et inutile. “J’ai commencé par une école de devoirs. Aujourd’hui, avec la VSP, j’aide des gens à vivre mieux en faisant des rencontres humaines diversifiées et très enrichissantes. Je rêve qu’il n’y ait plus de sans-papiers ni de frontières, mais c’est probablement plus réaliste d’imaginer que des sécus s’ouvrent aux quatre coins du pays.” La permanence du jour est terminée. La voiture de la trésorière épargnera un ticket de bus à Gloria. L’entraide, jusqu’au bout.