Les pompiers et ambulanciers victimes d'agressions toujours plus violentes: «On crève de trouille»

Ils sont pompiers, ambulanciers ou urgentistes et sont de plus en plus souvent victimes d’agressions verbales et physiques. Alors qu’ils pensent faire le bien, leur incompréhension est lourde et leur peur, légitime.

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85 % des urgentistes se sont déjà fait insulter. © BelgaImage

On crève de trouille.” Les premiers mots d’Éric Labourdette, pompier bruxellois, sont forts. En 34 ans de carrière, il ne s’est jamais rendu sur le terrain avec une telle boule au ventre. Certes, depuis le début de sa carrière, il doit faire face à des citoyens alcoolisés ou sous l’emprise de psychotropes. Ils peuvent se montrer violents. Depuis trois ou quatre ans, estime-t-il, en tout cas déjà avant le Covid, les agresseurs des services d’aide ont changé de profil, et de mobile. “Ce sont des grands ados ou des jeunes adultes, parfois la vingtaine, qui attirent les pompiers, provoquent des guets-apens de façon gratuite.”

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Les dérapages qu’il a vécus lui-même ou ceux des collègues qui se confient à lui en sa qualité de ­syndicaliste SLFP sont intolérables et pourtant nombreux. “On nous jette des chariots de supermarché et des chaises à la figure. Il est arrivé qu’on se fasse attaquer par des cocktails Molotov, comme dans les banlieues en France.” Récemment, une équipe a été appelée pour éteindre deux poubelles en feu. “La police a dû nous escorter sur le terrain! On constate que les attaques sont organisées. On nous appelle, et ensuite certains barrent les rues avec des conteneurs. Quand j’arrive sur le terrain, je ne regarde plus d’abord où ça brûle, mais si quelqu’un jette des cailloux.

L’interview se déroule au mois d’août, mais Éric Labourdette reparle sans cesse du 31 décembre. ”Avant, on faisait les gardes avec plaisir, on mangeait une fondue en attendant une urgence. Aujourd’hui, on craint sérieusement de se faire attaquer à coups de feux d’artifice.” Le témoignage du pompier n’est pas isolé. Selon un récent sondage de l’institut Vias, 83 % des professionnels des services d’urgence (pompiers, ambulanciers, médecins, etc.) confient s’être fait crier dessus au moins une fois lors de l’année écoulée. Trois quarts déclarent avoir été insultés. 15 % des sondés se font insulter de façon hebdomadaire. Plus grave encore: un urgentiste sur deux dit avoir été victime d’une agression physique, dans la moitié des cas par un individu sous ­l’influence de psychotropes. Un autre rapport, de la DG Sécurité civile cette fois, fait état d’une augmentation des actes de violence. Elle en répertoriait 189 en 2019 contre 110 en 2014. Notons que seul un professionnel sur six prendrait le temps de signaler les faits.

Ahmed, un ambulancier carolo n’a pas vécu d’expériences aussi dangereuses qu’Éric. Il ­confirme néanmoins le climat tendu. “Un cas fréquent, c’est lorsque l’ambulance bloque une route, car on ne peut pas se stationner sur le côté, ou qu’on n’a pas le temps de vérifier si on gêne la circulation. Des automobilistes bloqués perdent rapidement patience et nous indiquent l’endroit où nous aurions dû nous mettre de façon souvent agressive, en nous traitant d’imbéciles, car selon eux, c’était évident.”

Rupture du contrat social

Ce manque de patience, le docteur Alexandre Ghuysen, chef du service des urgences au CHU de Liège, le connaît. “Les patients sont stressés et angoissés. On le comprend. De l’autre côté néanmoins, le personnel soignant est confronté à des afflux de patients et doit d’abord gérer les cas les plus graves. Cela a commencé avant la pandémie. Une de mes hypothèses est que la société connectée est dans l’immédiateté. Or dans un service d’urgence à l’hôpital, ça ne fonctionne pas comme ça.” Le Dr Ghuysen cite des exemples vécus. Outre les insultes, le ­personnel se ferait menacer à coups de “on sait comment tu t’appelles, on va te retrouver” et de ­crachats. ”Sociétalement, les gens communiquent moins de personne à personne. Arriver à décrypter quelqu’un devant nous y compris sa communication non verbale représente parfois un challenge.”

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Les ambulanciers sont interpellés par des automobilistes qui perdent patience quand le trafic est perturbé. © BelgaImage

Cette hypothèse est une partie de l’explication. Pour Ariane Bazan, professeur en psychologie ­clinique et psychopathologie à l’ULB et à l’Université de Lorraine, tout cela fait surtout penser à une rupture du contrat social entre l’État et les citoyens. “Si l’État et ceux qui le représentent, dont les structures d’aide, sont perçus comme manquant à leurs devoirs, alors le contrat est rompu. Attaquer ­précisément les structures d’aide, c’est vouloir frapper où ça fait mal, montrer toute l’étendue de sa colère. C’est le principe de Médée: ce n’est qu’en tuant ses enfants que Médée par son acte violent peut essayer de faire le mal à la mesure qu’elle l’a subi.

Provoquer l’indignation

L’incompréhension des professionnels de l’aide urgente et de la population au complet est ­légitime. L’objectif de ce genre d’actes serait ­précisément de susciter de l’indignation. “Cela ne nous dédouane pas d’une réflexion avec plus de distance: quel avenir pour la jeunesse aujourd’hui? Pour ceux qui se sont déjà sentis déçus ou trahis, l’attaque aux symboles de la communauté, du ­gouvernement, et en particulier des services d’aide et de soin, ceux dont le défaut fait vraiment mal en temps de ­pandémie ou d’incendies, peut témoigner de la hauteur de la rage ressentie.

Indignation chez les urgentistes. “On aide tout le monde sans distinction d’origine ou de genre. Ces considérations n’existent pas. Alors pourquoi nous agresser? Je crains qu’à terme ces événements ­desservent la profession, dissuadent certains de devenir pompiers. Cela nuit à la volonté d’attirer plus de femmes dans nos rangs. Qui veut faire face à la violence? Personne.” Selon Éric Labourdette, la situation pourrait créer un arrêt prématuré des carrières. D’après l’enquête Vias, un quart des interrogés pensent à changer de travail en raison de ces agressions. L’ambulancier ajoute: “Si je me suis lancé dans cette carrière, c’est pour me sentir utile et aider les gens. On ne rentre pas dans ce métier pour se faire agresser”.

Fixer les limites

Que peut-on faire contre la hausse des violences envers celles et ceux qui passent leur vie à en ­sauver d’autres? “Un premier pas serait que le ­politique, que le ministre-président bruxellois, ­condamne ces gestes afin qu’on se sente soutenus, compris et entendus. Nous sommes en train de réfléchir à des actions et des mouvements pour le mois de septembre”, annonce le pompier syndicaliste.

Le médecin propose, lui, de se remettre en question. “On essayait de former le personnel à la gestion et à la prévention des violences liées au fait que les patients sont stressés et angoissés. Depuis quelques années, la ­formation a plus été orientée vers la tech­nique peut-être au détriment du relationnel et de l’humain. On doit être capable d’expliquer l’attente aux patients. La genèse de la violence, c’est la peur et l’incompréhension. Une partie de la solution réside donc dans l’amélioration de la communication ­relationnelle.” Le Dr ­Ghuysen suggère en outre de demander de l’aide lorsque cela s’avère nécessaire. “On doit réfléchir aux limites acceptables. Quand doit-on appeler la sécurité ou la police? Quelle est la limite? Est-ce lorsqu’on trouve un couteau dans les effets personnels d’un patient? ­Lorsque l’un d’eux exprime des menaces verbales?” À côté d’une réaction de la police et de la justice, comme l’énonce Ariane Bazan, une punition “utile” serait opportune. “Elle impliquerait un engagement. Un service civil serait peut-être la meilleure réponse.” Il s’agirait enfin de prendre la mesure de ce qu’est avoir 20 ans en 2022. “Réalisons que cette génération doit vivre avec la grande probabilité d’un ­avenir “médiéval”, avec les ­grandes plaies du Moyen Âge qui font leur retour en force: maladie, guerre, famine…

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