Les Belges du bout de la rue: À Lessines, deux écrivaines à votre service

Aux quatre coins de la Wallonie, des citoyens se mobilisent pour des causes qui leur semblent justes. Pendant l’été, Moustique partira à leur rencontre. Cette semaine, deux écrivaines publiques tentent de booster le mouvement dans la région de Lessines.

écrivaines publiques
Claire “l’écrivaine administratrice” et Claude “la littéraire” fonctionnent en binôme pour aider la population dans la région de Lessines. © Emilien Hofman

Gamine, de sa fenêtre, Claude ­Corteville observait le soir les lumières des maisons voisines. Elle se disait qu’un jour peut-être, elle partagerait l’intimité de ces familles et même pourrait si besoin leur venir en aide. ­Quelques années plus tard, elle envisagera même de devenir prêtre. “J’ai fait face à deux problèmes: être une fille et ne pas être sûre de croire en Dieu”, sourit la sexagénaire, qui fait transiter ses lunettes de son nez à ses mains. “À 18 ans, je me suis dirigée vers la médecine, qui ­soigne autant le corps que l’âme. Ce n’était pas tellement le côté technique qui m’intéressait, mais l’idée d’apaiser la souffrance des gens. Je croyais à l’époque qu’aimer pouvait suffire à guérir, je m’apercevrai plus tard que ce n’était pas vrai.

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Après quelques années d’étude, la Lessinoise laisse tomber le serment d’Hippocrate. Ce n’est pas sa voie à elle, qui utilise son temps libre à lire Camus ou à écrire des petits poèmes et articles. Mais cette envie d’écouter, de rencontrer, de se fondre dans les problèmes des autres ne la quitte pas. Tout au long de sa carrière professionnelle, auprès des étudiants de secondaire auxquels elle ­enseigne l’art de la parole, mais également par la suite, une fois pensionnée. “Dès que j’ai entendu parler de cette activité d’écrivain public, j’ai su que c’était l’occasion à la fois d’aider les gens et d’écrire.

La rustine et la goutte d’eau

La table ronde d’un petit bureau plutôt sombre coincé au sein des installations de la Ville de ­Lessines. C’est ici que, chaque premier mardi du mois, Claire et Claude Corteville accueillent tout qui a besoin d’aide pour tenter de résoudre par écrit un problème administratif, un litige avec des fournisseurs ou la commune, de contester une amende, d’écrire un C.V. voire une lettre d’amour. Formées ensemble durant la pandémie, les deux cousines ne sont ni assistantes sociales ni éduca­trices. “Nous, on prend minimum une heure avec tout le monde pour faire ce que les prêtres ou les ­guichetiers faisaient dans le passé: écouter, estime Claire, pantalon orné de dromadaires fixé aux hanches. La différence, c’est que l’on peut aussi faire office d’intermédiaire en fonction de la situation en proposant à notre interlocuteur d’aller voir un service social, psychologique ou juridique.” À chaque ­rencontre, les Hennuyères essaient de cerner la ­personnalité qui leur fait face. L’objectif ensuite n’est pas d’écrire à la place du “bénéficiaire”, mais avec lui, avec son histoire et son langage. En un an de permanence sur la Grand-Place mais aussi dans un bâtiment de la gare qu’elles investissent tous les samedis, les deux femmes ont accueilli une vingtaine de personnes. “Les gens viennent, déposent leur vie un instant puis repartent et reprennent tout, explique Claude. Il y a quelque chose de sain dans le fait de ne pas savoir la suite de leur histoire. Ce moment où l’on donne tous tout ce que l’on peut, mais où personne n’est lié, crée un équilibre entre nous.

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Claire allume son ordinateur portable, tandis que Claude sort son carnet de notes. Leur agenda prévoit un prochain rendez-vous avec une jeune fille pour établir son C.V. Beaucoup de bénéficiaires sont envoyés par le CPAS. “Il y a, à Lessines, une frange de la population plus précarisée que dans les communes voisines, qui a un besoin urgent de ­soutien”, déballe l’informaticienne du duo. C’est notamment ce besoin de lutter contre la pauvreté qui a amené sa cousine vers la fonction d’écrivain public. Sensibilisée par le mouvement des gilets jaunes, Claude s’y était prise trop tard en 2019 pour avoir un impact autour des ronds-points. “J’ai donc essayé d’organiser des petites réunions pour débattre de politique et d’économie, mais je n’arrivais à rien, concède l’ancienne enseignante. Quitte à devenir une révolutionnaire en pantoufles, je me suis alors décidée à apporter cette petite goutte d’eau en me mettant à l’écoute des autres. Un ami gilet jaune m’a déjà dit que ce n’était qu’une rustine, mais je n’ai pas la force de refaire un pneu neuf. Alors je continue.” Pour Claude, c’est aussi l’occasion de ­maintenir un contact humain. Quand elle a pris sa pension à 65 ans, elle a soudainement été coupée de ses élèves avec lesquels elle partageait sa passion pour l’art. “Je ne suis pas mariée et je n’ai pas d’enfants, je me suis donc retrouvée seule avec mes chats. Mais on ne peut pas vivre seule, le contact avec des êtres humains est indispensable. À travers ce que je fais désormais, j’ai la chance d’explorer de nouveau toute la richesse des natures humaines et c’est très ­enrichissant.

Réunion des écrivains publics

Repas des écrivaines publiques à Binche: bonne humeur, salades, charcuterie et bienveillance. © Emilien Hofman

Le remède à la banque

Quelques jours plus tôt, dans un ancien atelier de couture lumineux du centre-ville de Binche, Claude et Claire portent une caisse de salades et de charcuterie vers le frigo. C’est le butin qu’elles partageront à l’issue de la réunion avec les autres écrivains publics formés par la PAC (Présence et action culturelles) Wallonie picarde. Ils sont une dizaine à occuper les chaises qui forment un ­cercle qui vire à l’ovale: trois pensionnés, une comptable, une infirmière et une dame en reconversion. Tous ont été écolés en même temps que les cousines lessinoises.

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Au cours de la matinée, le petit groupe évoque l’agrandissement du réseau d’écrivains publics dans cette partie du Hainaut et partage ses expériences personnelles. L’occasion pour Claire de se féliciter d’avoir accompagné un élève finalement gratifié d’une distinction. “J’ai toujours bien aimé écrire, mais pas des romans, des nouvelles ou des récits de vie. Je ne suis pas écrivaine dans l’âme, ce que j’ai dans l’âme, c’est d’aider des gens, les diriger vers les bons organismes”, assure celle qui pense avoir opté pour cette activité pour mieux oublier l’univers de la banque dans lequel elle a fait carrière. Une ambiance qui laisse peu de place à l’humanité et qui la fait craquer une première fois au tournant des années 2010. Burn out. “Il m’a fait très mal, mais il a aussi changé mon optique de vie, ma vision des choses… C’est là que le social a commencé à prendre une place bien plus importante dans mon existence.” Lorsqu’elle retourne au bureau, c’est encore pire: la cadence imposée est infernale… Un matin de télétravail, pendant le confinement, Claire ne parvient pas physiquement à brancher son ordinateur. Elle descend près de son mari et fond en larmes. Directement mise en arrêt maladie, elle ne reprendra plus le travail avant sa pension, au printemps 2024. “Le rôle d’écrivain public m’aide énormément à oublier ces expériences catastro­phiques. Il offre de vraies relations humaines, où l’on prend le temps d’écouter et de recevoir.

Comme lors de cette journée froide mais ensoleillée de janvier, quand Loïc (prénom d’emprunt) pousse les portes du local de la gare. Il a 18 ans, les cheveux courts et un look classique. Surtout, ses traits marqués témoignent d’un lourd passé familial qu’il tente de tenir derrière lui grâce à sa ­passion pour la pâtisserie. “Au début, il ne disait rien, se souvient Claude. Il était rigide, il tapotait nerveusement des mains sur la table. Il avait même amené un ami qui parlait pour lui.” Mis en ­confiance par les écrivaines, qui n’hésitent pas à le taquiner gentiment, Loïc finit par ouvrir les ­vannes. Entièrement. “À partir d’un moment, on n’a plus su l’arrêter, enchaîne Claire. Il a tout raconté: son passé, sa famille, son amour pour la boulangerie… J’ai ressenti autant de violence que de passion chez ce jeune adulte. C’est tout cela que l’on a essayé de refléter dans le portrait et le C.V. que l’on a établis avec lui.

C’est non négociable: Claude et Claire fonc­tionnent toujours à deux. La première est plutôt littéraire, la seconde “administrative”, ce qui crée une complémentarité et une disponibilité idéales pour rassurer leurs interlocuteurs. Et pour ­apprendre aux cousines à mieux s’apprécier, bien qu’elles soient pratiquement voisines. “On se ­connaissait finalement peu avant de devenir écri­vaines publiques, reconnaît Claude. On a vraiment fait connaissance à partir du moment où l’on a ­travaillé ensemble. J’en suis ravie: Claire s’aperçoit que j’ai parfois mauvais caractère, mais je crois qu’on s’entend fondamentalement bien.

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