Aides sociales : qui a des droits et qui n'en a pas ?

Les conditions d’octroi ne font pas l’unanimité et provoquent, chez certains, un sentiment d’injustice. Mais le système doit-il être modifié, au risque de faire pire que mieux?

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Il y a quelques mois, deux jeunes travailleuses issues d’un milieu précaire ont prétendu au statut BIM (“bénéficiaire d’intervention majorée”). Elles prennent en charge de manière informelle une partie des dépenses de leur famille et face à l’inflation, le dispositif semblait indispensable. Il permet aux personnes à petits revenus de diminuer les coûts des soins de santé, des transports en commun, du téléphone et surtout, dans le contexte actuel, de l’énergie.

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La première n’y a pas eu accès parce que son salaire annuel dépasse d’un rien le plafond qui conditionne son octroi. La seconde ne peut pas y prétendre car, vivant avec son compagnon, leurs revenus sont mutualisés. Eux aussi gagnent un petit peu trop. Sachant que certains bénéficiaires de l’intervention majorée ont certes des petits revenus (sous 23.303,84 € par an) mais profitent en parallèle d’un patrimoine familial conséquent, ces travailleuses ne peuvent s’empêcher d’y voir une sorte de dysfonctionnement, voire d’injustice.

Ce qui est très important, avant tout, c’est de ne pas installer une lutte entre les gens qui reçoivent et ceux qui ne reçoivent pas, insiste Christine Mahy, secrétaire générale du Réseau wallon de lutte contre la pauvreté. Mais des biais existent, effectivement. Celui du système comme vous le présentez n’est pas dû au statut BIM en particulier, mais plutôt au fait qu’il n’y a pas de globalisation des revenus en Belgique. Donc, quand on demande aux gens quels sont leurs revenus, ceux que l’on connaît le mieux, ce sont ceux des plus pauvres, de ceux qui n’ont qu’un seul moyen de gagner de l’argent. Aujourd’hui, on ne pourrait pas vous dire si un citoyen a des revenus du patrimoine, ou plusieurs appartements en location. C’est un combat que les acteurs de lutte contre la pauvreté et de justice fiscale mènent, parce que c’est sur base de la globalisation que l’on peut être plus juste dans ce qui est accordé ou pas. On pourrait étendre ces exemples aux aides Énergie de ces derniers mois.

Conditionner les aides

Joli rebond de Christine Mahy car ces aides ont été octroyées de manière indifférenciée à la quasi-totalité de la population. Et nombreux sont ceux qui ont reconnu ne pas en avoir spécialement besoin. “Sans globalisation des revenus, on ne sait pas qui il faut aider. L’autre raison qui complique la justice dans l’application des droits, c’est les effets couperets. En gros, à l’euro près, on est dedans ou on n’y est pas.” Un effet de seuil qui fait écho aux situations citées en introduction. Et qui, selon François Perl, conseiller stratégique chez Solidaris, est le principal problème de la conditionnalité de l’accès via les revenus. “À partir du moment où on conditionne des aides sociales au revenu, cela crée des effets de seuil pour les personnes situées juste au-dessus du plafond. Ce sont des cas fréquents car c’est une règle administrative très difficile à contourner. Il y a des projets et des revendications pour les limiter, en créant des phases transitoires après la perte d’un emploi ou des fourchettes plus larges.” L’économiste Philippe Defeyt nous renvoie vers une analyse qu’il a réalisée pour le compte de La chronique de la Ligue des droits humains en début d’année. Celle-ci porte sur les aides récentes en matière d’énergie. “Le revenu disponible d’un ménage ne dit pas tout de son véritable niveau de vie. Or c’est le niveau de vie - qui est défini par la quantité de biens et services qu’un ménage peut acheter avec un revenu donné - qui permet de mesurer les difficultés économiques et, le cas échéant, la précarité énergétique. Concrètement, on peut facilement comprendre qu’un ménage donné n’aura pas le même niveau de vie en fonction de sa situation en matière de logement: logement hérité, logement dont la charge d’emprunt est plus ou moins importante, locataire sur le marché locatif privé, locataire social. Pour un même revenu, le niveau de vie peut de ce fait être supérieur ou inférieur de plusieurs centaines d’euros par mois.” En février 2021, le tarif social énergétique a été étendu à tous les bénéficiaires du statut BIM. Une décision du gouvernement fédéral qui prendra fin en juillet prochain. Philippe Defeyt ajoute: “Si on prend comme critère d’analyse les revenus, il y avait déjà, avant février 2021, une évidente discrimination entre ménages à petits revenus. Discrimination qui est passée sous les radars mais qui est apparue de manière évidente maintenant que nous sommes revenus à la situation d’avant février 2021. Concrètement: deux ménages qui ont le même (petit) revenu ont ou n’ont pas droit au tarif social en fonction de la nature/statut des revenus.

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Les frais de soins de santé des personnes sous statut BIM sont plus remboursés que ceux des autres. © Adobe Stock

Jusqu’à la grand-mère

Il détaille son propos. “On doit bien constater que tous les bénéficiaires du statut BIM partagent - sans autres formalités - l’accès à une série d’aides, y compris l’intervention du Fonds social Chauffage (pour le mazout) mais, à partir de juillet 2023, ne partageront plus l’accès au tarif social. Difficile à comprendre: on serait pauvre pour toute une série d’aides mais pas en matière d’électricité et de gaz.

Dans un autre genre, il nous est revenu le cas d’une étudiante qui s’est vu refuser une bourse universitaire durant son bachelier car l’un de ses beaux- parents gagnait trop bien sa vie. Or elle n’était plus en contact avec ses parents. “Cela peut créer un certain sentiment d’injustice, reprend François Perl. Un travail que l’on mène chez Solidaris est de rendre beaucoup plus automatiques les aides sociales. Et de ne pas à chaque fois, quand on réfléchit à un système, ne penser qu’aux personnes qui pourraient abuser. Par exemple, la prise en considération des revenus des parents dans le cas des bourses d’études, c’est systématiquement pour éviter un éventuel abus. Or, quand un jeune demande une bourse d’études, on pourrait considérer qu’il ne le fait pas pour en profiter sans rien faire.” Les bourses d’études sont un combat de longue date du Réseau wallon de lutte contre la pauvreté de Christine Mahy. “Sous le mandat du ministre Marcourt, les textes disaient que des gens qui déclaraient de trop bas revenus pouvaient être exclus des bourses d’étude parce qu’on pouvait imaginer qu’ils faisaient du noir. On s’est battu pour que cette disposition disparaisse. On s’est aussi battu contre le fait que pour évaluer si un étudiant a droit à une bourse ou pas, on tient compte de la totalité des revenus sous le même toit. C’est complètement anormal. Les beaux-parents, c’est déjà particulier, mais on peut aller jusqu’à la sœur ou à la grand-mère si elles vivent sous le même toit. Comme cela, des tas de jeunes ne peuvent plus y prétendre.

Considérer que les ressources d’un conjoint font partie des vôtres, c’est injuste, car ça vous fait dépendre financièrement de quelqu’un d’autre.

Pour éviter ce genre de scénario, François Perl estime qu’il faut avoir une meilleure appréciation de ce que sont réellement les ressources propres. “Considérer que les ressources de vos parents ou celles d’un conjoint, dans le cas du statut cohabitant, font partie des vôtres, c’est injuste, car ça vous fait dépendre financièrement de quelqu’un d’autre.” Le statut cohabitant, intronisé dans les années 80 et décrié depuis, réduit significativement les allocations des personnes qui cohabitent. Ce qui induit une précarisation et une dépendance à un conjoint, ainsi qu’un ralentissement des nouveaux modes de vie. Le RWLP fait partie des nombreuses organisations qui demandent sa disparition. “Il faut arrêter de raboter des aides à des gens qui sont déjà sous le seuil de pauvreté. La suppression du statut cohabitant permettrait d’offrir un peu de liberté aux allocataires sociaux. L’idée c’est “un individu, une aide”.

Question morale

Les effets de seuil ou d’aubaine semblent faire partie des effets inévitables des systèmes d’aides sociales. Mais y a-t-il tout de même des moyens de les réduire? Au risque de faire pire que mieux? “C’est complexe, confirme Christine Mahy. Techniquement, on n’a pas les outils pour vérifier. Et le problème de tout ça, c’est de devoir inventer des systèmes d’aides qui ont des contraintes avec le risque d’avoir à la marge des gens qui échappent alors qu’ils devraient bénéficier, ou l’inverse. Mais il faut reconnaître que si on veut éviter ces biais, il y a une chose qu’on devrait faire, c’est augmenter le revenu. Parce que le danger, que la droite utilise fortement, c’est la concurrence des gens les uns contre les autres. Car à partir du moment où ils respectent la règle, s’ils ont droit aux aides même sans en avoir besoin, on peut se poser des questions sur leur morale, mais ils ne sont pas dans l’illégalité.

Philippe Defeyt relève un manque de données. “Nombre, taille, composition des revenus, bénéficiaires ou potentiellement bénéficiaires d’aides sociales en matière d’énergie… On navigue à vue. De ce fait, on ignore l’importance du non-recours à ces aides. Dans le cas présent, le non-recours (voir encadré - NDLR) est double: d’abord, le non-recours au statut BIM (parce que son octroi n’est pas automatique pour tous les bénéficiaires) et ensuite, la non-activation du tarif social pour diverses raisons, même si on bénéficie du statut BIM.

Six maux majeurs

Il s’appuie enfin sur les règles d’accès au tarif social pour lister ce qu’il considère comme “les six maux majeurs” des politiques sociales belges. “Un manque de lisibilité; un manque de cohérence; l’incapacité de réfléchir des politiques sociales en fonction des revenus (et non des statuts); de multiples discriminations; un taux de non-recours probablement élevé; et la mise en place ou le maintien d’inégalités entre pauvres, tout cela résultant d’un manque de vision d’ensemble.

Pour François Perl, enfin, il est d’abord important de rajouter une certaine dose de confiance dans le système d’aide sociale, et de ne pas construire un système basé uniquement sur de potentielles exceptions. “Le BIM est un très bon exemple, on n’arrive pas à rendre automatique son octroi. La demande est fastidieuse, parce qu’il y a la crainte que quelqu’un soit à la fois chômeur mais possesseur de quatre ou cinq appartements. Selon nous, il faudrait faire les choses dans l’autre sens: d’abord octroyer les droits pour les gens qui en ont besoin, et essayer a posteriori de vérifier s’il n’y a pas eu d’abus. Pour le moment, on met toute une série de barrières et des gens qui devraient recevoir une aide n’y ont pas droit parce que le système est devenu trop complexe.

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