
On a lu le Canon flamand : peut-on imaginer un Canon wallon ?

Flashback. En 2019, au sortir des élections régionales, la Flandre n’avait qu’un mot à la bouche: “Identiteit”. Le mot apparaissait 19 fois dans l’accord gouvernemental flamand et le parlement régional discutait de la possibilité d’exiger que toute personne souhaitant intégrer une maison de retraite maîtrise le néerlandais ou, à défaut, l’apprenne. On coupait de 60 % le financement de projets culturels perçus comme de potentielles menaces à l’identité flamande mais on augmentait les dotations d’institutions culturelles traditionnelles comme le domaine de Bokrijk et son parfum de Flandre d’antan. Ces coups de menton identitaires se profilaient sur un arrière-plan particulier: l’incendie criminel d’un futur centre d’accueil pour demandeurs d’asile à Bilzen, applaudi par une partie des spectateurs présents.
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Dans ce contexte-là, l’annonce par le gouvernement flamand de la volonté de se doter d’un Canon flamand, sorte de bible marquant les “points d’ancrage de l’histoire et de la culture flamandes” avait crispé le sud du pays. Le projet avait été porté par Bart De Wever lui-même et visait à être diffusé dans les écoles flamandes...
La Flandre au milieu du monde
Fallait-il redouter d’entendre des mantras identitaires ânonnés par des écoliers au garde-à-vous devant le drapeau jaune frappé du lion noir? C’était la crainte, à peine exagérée, que les observateurs francophones formulaient à demi-mot. Quatre années et 700.000 euros plus tard, la lecture du Canon rédigé par un comité scientifique d’historiens soulage. Voire enthousiasme. D’abord, le site Internet. Pas une trace de noir ou de jaune, de griffes ou de lion. Rien n’évoque l’idée d’un nationalisme dans le site très réussi du Canon van Vlaanderen. Si la forme est plaisante, le fond est surprenant. Le Canon fait débuter l’histoire de la Flandre à 12.000 ans par la fenêtre “Een plek in de wereld” qui porte en elle l’esprit qui prévaut dans l’ouvrage. “Une place dans le monde” présente la Flandre à la croisée de chemins et d’influences, et non comme une entité isolée.
La dernière page du Canon s’intitule, en miroir, “De wereld in Vlaanderen”. Le monde au sein de la Flandre. En la consultant, c’est presque un choc en regard des appréhensions que suscitait le projet il y a quatre ans. La photo principale représente la “géante Fatima” qui fit son apparition à la procession des géants de Borgerhout en 2012. Cette nouvelle figure folklorique est voilée (par un hidjab), comme les accompagnatrices qui l’entourent. Une autre photo montre de jeunes enfants d’origine africaine. Le texte est assez inattendu. On apprend que “la diversité croissante donne un coup de fouet au rajeunissement, soutient l’économie et enrichit la culture”. Mais “qu’elle entraîne également des problèmes de société” parce qu’au départ, “le gouvernement n’a guère envisagé de politique d’intégration pour les travailleurs invités”. Cette impasse du politique aurait “provoqué des conflits, de l’aliénation, du racisme et, plus tard, du fondamentalisme religieux”. L’une des dernières phrases du Canon flamand sonne comme une étonnante profession de foi. “L’intégration est aujourd’hui une priorité politique”. L’intégration, pas l’assimilation.

La géante Fatima a fait son apparition à la procession des géants de Borgerhout en 2012.
On est très loin du bruit des bottes assimilé à la N-VA il y a quelques années. Si l’on ajoute que parmi les 58 autres fenêtres qui constituent le Canon flamand figurent le Plat pays de Jacques Brel et la caserne Dossin de Malines, on peut se dire que les promoteurs des points d’ancrage de l’histoire et de la culture flamandes n’ont pas eu peur de se regarder dans un miroir. Jacques Brel était volontiers féroce avec les flamingants, voire les Flamands. Quant à Dossin, si elle incarne la mise en œuvre de la Shoah en Belgique, elle symbolise également la collaboration flamande. Car elle était encadrée par des SS flamands et par la Garde flamande.
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Partir du proche pour aller loin
“C’est dû au fait que ce Canon n’a pas été rédigé par des politiques”, commente Paul Delforge, directeur du Pôle Recherche de l’Institut Destrée, historien de formation et de profession et auteur, entre autres, de L’encyclopédie du Mouvement wallon. “Les historiens qui y ont travaillé l’ont fait en toute indépendance. On a ces 60 fenêtres qui sont réellement des ouvertures de la Flandre sur toute une série de thématiques qui peuvent parler aux Flamands eux-mêmes, mais aussi à ceux qui veulent s’intéresser à ce qu’est la Flandre. La perspective est celle de la Flandre, part de la Flandre, mais ouvre sur le monde. Les Néerlandais et les Danois avaient également adopté cette manière de faire lorsqu’ils avaient établi leur Canon.” Au fond, quelle est la fonction d’un canon, qu’il soit danois, néerlandais ou flamand? À quoi cela sert-il?
“Je vous répondrai par un constat. On vit dans un monde où la grille de lecture des individus est de plus en plus autocentrée. Je donne un exemple d’actualité. Le Giro, le tour d’Italie cycliste, réunit des Australiens, des Américains, des Français, des Italiens… Pourtant, dans les conversations, dans les médias, il n’y a qu’un Belge qui court. Pour des raisons médicales, il quitte la course et tous les journalistes belges reviennent au pays! Le Giro n’intéresse personne en Belgique s’il n’y a pas un Belge qui y participe. Cette tendance-là, on la voit pratiquement partout. On va chercher le rapport à soi. Le rapport de proximité qui ouvre, ensuite, vers d’autres sujets, d’autres horizons. C’est une bonne approche pédagogique.” Yvan Ylieff, le dernier ministre francophone de l’Éducation nationale que la Belgique ait connu (dans les années 80, avant la communautarisation de l’enseignement) avait défendu ce type de pédagogie. D’abord l’histoire locale, puis régionale, nationale, pour aller vers l’international. “Un Canon danois ou flamand permet aux citoyens de se percevoir dans une dimension historique - donc “citoyenne” - plus large. En partant de ce qu’il connaît et en élargissant vers le plus général, le plus universel.”

© BelgaImage
Un Canon wallon
Se connaître soi pour ne plus avoir peur des autres. Pourquoi pas en Wallonie? “Dans un État fédéral où l’on donne l’autonomie à chacune des entités fédérées, le but n’est pas d’imiter ce que l’autre fait. Ce que les Flamands ont réalisé, c’est très bien. Mais je me permets de rappeler que la Wallonie possède une forme de canon qui ne porte pas ce nom. Le site Connaître la Wallonie ne présente pas 60 fenêtres mais permet aussi au chercheur, à l’étudiant, au citoyen, un accès aux points d’ancrage de l’histoire et de la culture wallonnes.” De fait, le site possède une grande amplitude d’informations. Apparemment. On y apprend que “la présence de l’Homo sapiens est attestée en Wallonie vers -34000”. En revanche, nulle trace de diversité, de vagues d’immigration ayant travaillé, par exemple, dans les mines ou l’industrie métallurgique. Pas d’apport culturel ou gastronomique. C’est “sirop de Liège” et “fraises de Wépion”. Le design est fané et certaines pages ne sont pas accessibles dans cette vitrine vieillotte et fissurée du sud du pays. Qui se souvient du gagnant du Grand Prix du Festival de Spa de 1978? “Un Canon wallon, oui. Mais à condition de ne pas tomber dans la simplification” concède, finalement, le chercheur de l’Institut Destrée. Tout de même. Ne pas savoir qui on est, c’est ne pas savoir où l’on va…
Veel Succes
Le Canon van Vlaanderen a été également édité sous la forme d’un volumineux ouvrage de 300 pages vendu au prix de 27,50 euros. Cette version papier est un vrai carton. Moins d’un jour après sa sortie en librairie, le premier tirage de 4.000 exemplaires était épuisé. Un deuxième tirage de 8.000 exemplaires sera disponible dans quelques jours.