
La Belgique est-elle vraiment si nulle en travaux ?

C'est un des sujets récurrents de toute bonne discussion de comptoir: “ces foutus travaux”. Trop longs, retardés, trop coûteux, trop fréquents ou jamais terminés. Cette opinion n’est pas neuve et les Grands travaux inutiles de Jean-Claude Defossé n’y sont sûrement pas pour rien. Est-elle justifiée? Elle n’est en tout cas pas totalement infondée. Deux exemples reviennent d’ailleurs régulièrement. Le premier: les routes, bien entendu. Leur état, le manque de rénovation et/ou leur réfection constante, cause d’embouteillages et ralentissements. L’autre, ce sont les grands projets aux coûts exponentiels et aux échéances reportées. Le Palais de justice de Bruxelles, la gare de Mons, le RER, le tram de Liège ou même le chimérique nouveau stade national. À chacun ses préférés. À en croire les spécialistes de la question, la Belgique pourrait certainement s’améliorer. Mais pas de quoi la pointer du doigt pour autant. “C’est compliqué partout. La plupart des pays dépassent leurs délais et leurs budgets. Pour les méga-projets, souvent d’une grande complexité technique, il est particulièrement difficile d’estimer des durées ou de maîtriser les coûts. Et le public n’est pas plus à blâmer que le privé, commente Jacques Teller, professeur d’urbanisme à l’ULiège. Il n’y a pas de cause générale aux problèmes, chaque projet a sa propre histoire.”
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Pourtant, des projets assez remarquables ont aussi été menés à bien chez nous. “Les lignes TGV, par exemple. Un projet difficile, un chantier important dont on n’a pas à rougir en Belgique. On cite aussi souvent le tram liégeois, mais le tram bruxellois continue de se développer sans trop de difficultés.” Directement concernées par le sujet, les entreprises de construction spécialisées sont du même avis. “Quelques projets problématiques dont les budgets explosent sont souvent mis en avant et cela fait oublier que la majorité se déroulent dans de très bonnes conditions”, indique Pierre-Alain Franck, CEO de l’ADEB-VBA, l’Association des entrepreneurs belges de grands travaux.
Encore de la lasagne
Les désormais mythiques échafaudages de la place Poelaert n’aident pas à dissiper cette impression d’incompétence belge. Plusieurs défauts peuvent être soulignés. Notamment la décentralisation de la compétence Travaux et de son budget, en grande partie reléguée aux régions et aux communes, compliquant ainsi la mise en place de projets d’envergure. “Les partenariats entre différents pouvoirs locaux ralentissent énormément les procédures”, détaille Jean Hindriks, président de l’Economics School of Louvain. Le RER en est un bon exemple, les rails traversant plusieurs communes et plusieurs régions. Sans parler des projets où les différences linguistiques ajoutent encore une couche de complexité sur la fameuse lasagne institutionnelle.
Plus que chez nos voisins, des groupes très minoritaires bloquent des projets qui profiteraient à toute la société.
Autre aspect qui peut étirer les délais selon l’universitaire: une capacité de blocage des opposants parfois excessive, ce qu’on ne retrouve pas forcément dans les autres pays et menant chez nous à des chantiers interminables. “Tout le monde doit être entendu et les projets peuvent être contestés. Mais on se retrouve parfois dans des situations disproportionnées où un groupe très minoritaire bloque un projet qui profiterait à l’ensemble de la société. Les procédures peuvent être très longues, la justice intervient… Cette paralysie devrait pouvoir être arbitrée. Tout ne peut pas plaire à tout le monde. Lorsqu’on ne tranche pas, les projets se meurent et les énergies derrière s’essoufflent aussi.”

© BelgaImage
L’État des routes, l'un des pires d'Europe
Concernant le réseau routier, les décisionnaires d’aujourd’hui doivent payer les pots cassés par leurs prédécesseurs. Oui, le tarmac est en mauvais état en beaucoup d’endroits et en réfection constante. Dans les années 50 à 70, la production de routes a été “rapide et importante”, selon Jacques Teller. “Sans être défenseur de la voiture, j’admire la vitesse à laquelle les autoroutes ont été déployées à cette époque. C’est impressionnant.” La Belgique est d’ailleurs dans le top des pays européens de la densité routière. Mais côté qualité de ses voies, elle fait partie des mauvais élèves du continent: il n’y a qu’en Europe de l’Est qu’on trouve pire. “Il y a eu un sous-investissement dans la maintenance à plusieurs moments. Durant la crise de 2008, le phénomène a été général en Europe.”
Les autorités actuelles sont pleinement conscientes du problème et investissent massivement dans la rénovation. Pour autant, tout n’est pas réglé, et cela prend du temps. “Aujourd’hui, sauf exception, on a arrêté d’agrandir et on se concentre sur l’entretien. Et donc forcément, une plus grande partie de l’enveloppe budgétaire y est consacrée”, déclare Éric Biérin, porte-parole du ministre wallon des Infrastructures, Philippe Henry (Écolo). Si la situation n’est pas aussi catastrophique qu’on l’entend souvent, elle pourrait être améliorée à plusieurs niveaux. On pourrait être plus stricts lorsque les projets ont été déterminés. “Une fois les calendriers et fourchettes de prix fixés, on devrait s’y tenir et ne plus revenir en arrière sauf cas de force majeure, suggère Jean Hindriks. Les responsables doivent rendre des comptes, et pouvoir être sanctionnés quand les engagements ne sont pas tenus.”
Un tunnel dans sa manche
Pour l’économiste, une dépolitisation de la gestion des Travaux publics et Infrastructures pourrait être un pas en avant. “On pourrait passer à un mécanisme d’agence comme dans les pays nordiques. Une agence gouvernementale, mais indépendante, avec une tâche claire et précise, qui doit rendre des comptes annuellement au parlement sur ses projets. En Belgique, c’est le cas de l’Afsca et ça fonctionne très bien.” Plus de leadership de la part de nos responsables politiques ferait également avancer les choses favorablement. Car ils manqueraient de courage. “Quand un politique s’implique à 100 % derrière un projet, le porte à bras-le-corps, en fait une véritable priorité, quitte à miser sa carrière dessus, souvent il est mené à bien”, ajoute Jean Hindriks en citant en exemple le tunnel sous la Manche. Selon le professeur, si un de nos ministres mettait un point d’honneur à boucler un des fameux grands projets problématiques, cela se passerait certainement mieux.
La gestion des inconnues
Pour le secteur de la construction, plus de réalisme face aux grands chantiers améliorerait également notre réputation. “Parfois, le monde politique fixe des budgets relativement limités pour s’assurer que les projets passent. Forcément, les surcoûts sont inévitables, selon Pierre-Alain Franck, CEO de l’ADEB-VBA. D’ailleurs, certains projets ne reçoivent que très peu d’offres à cause de cela, les entrepreneurs ne veulent pas s’y engager.” La question de la gestion des inconnues est alors essentielle. Soit les autorités prennent les devants et réalisent des analyses, qui demandent une expertise, et donc du temps et de l’argent. Soit elles laissent le secteur de la construction se débrouiller avec les incertitudes, comment souvent, et cela engendre de potentiels retards et surcoûts. “Il faut assumer la complexité des projets en milieu urbain aujourd’hui. Lorsque les appels d’offres sont réalistes et les maîtres d’ouvrage conscients des réalités du secteur, tout se passe parfaitement, précise le directeur. Pour améliorer les choses, il serait tout à fait possible, dans un contexte de concurrence sain et transparent, de permettre aux entreprises de suggérer des améliorations aux différents projets pour limiter les coûts et mieux anticiper les problèmes.” Ce genre de collaboration entre public et privé profiterait à tout le monde.