
Plus d'un journaliste sur deux victime de violences: comment lutter contre ce fléau?

Ce mercredi 21 juin, l'ULB, l'UMons et l'Université de Gand ont révélé les résultats de leur troisième enquête nationale sur le profil des journalistes, avec le soutien des associations professionnelles du milieu, l'AJP et la VVJ. L'occasion de constater la surreprésentation des hommes parmi eux (66%, la parité n'étant de mise que parmi les moins de 35 ans), notamment ceux blancs d'âge moyen (environ 45-50 ans), et les importances inégalités de revenus qui désavantagent les journalistes indépendants (dont le salaire net a globalement baissé pour atteindre 1.936€ contre 1.983€ en 2018).
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Mais ce qu'ont surtout mis en valeur les chercheurs, c'est le fait que pour la toute première fois, ils ont été en mesure d'interroger les membres de la profession sur les violences qu'ils subissaient dans le cadre de leur métier. Leurs conclusions montrent que 55,8% d'entre eux ont été exposés à des comportements transgressifs, voire 64,1% chez les femmes. Les victimes sont notamment exposées à ces comportements sur le terrain et en ligne, mais aussi parfois en réunion de rédaction. Interpellées par ces résultats, les autorités et l'AJP expliquent vouloir combattre ce phénomène, malgré les difficultés.
Des violences diverses avec des conséquences graves
Les violences les plus répandues visant les journalistes sont de loin celles verbales (40,8% chez les hommes, 42,3% chez les femmes). Celles-ci sont "majoritairement liées à la couverture de l'actualité (62,3%), au genre (15%), à l'âge (8,9%) et aux origines (4%)", note le rapport, qui ajoute que "faire son métier est donc le critère principal des violences subies".
Certains journalistes sont particulièrement concernés, comme les indépendants (70,3%) et les moins de 35 ans (26,5% des victimes, soit plus que toute autre classe d'âge), alors que les femmes se distinguent par le haut taux de violences liées au genre (39,7%, contre 1,9% chez les hommes). Pour une partie d'entre eux, ce fléau est quotidien (1,8%), ou il se manifeste du moins plusieurs fois par mois (7,6%). Enfin, ces violences verbales se produisent en premier lieu en ligne (68,5%), devant les lieux de couverture de l'actualité (55,7%). La salle de rédaction arrive bien après mais reste quand même un lieu majeur où se produisent ces actes (17,9%).
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Pour les victimes, ces violences verbales ont déjà des conséquences très concrètes. Elles peuvent être d'ordre psychologique (44,7%), aboutir à une atteinte à l'image ou à la réputation (22%), susciter des craintes pour la sécurité (18,4%) et même se faire ressentir sur les perspectives de carrière (15,1%). Cela amène certains à changer de rubrique afin d'éviter ce type de situation, par exemple en ne traitant plus des sujets liés à l'extrême-droite. D'autres préfèrent s'auto-censurer, voire quitter le métier.
Le reste de l'étude montre que les journalistes subissent également des actes d'intimidation (29%) mais les femmes sont particulièrement exposées à d'autres types de violences. Elles sont ainsi 18,6% à subir des comportements sexuellement transgressifs (contre 1,2% des hommes) et 14,8% à être victimes de discrimination (4,4% pour la gent masculine). Les hommes ne sont réellement majoritaires que dans une seule catégorie: les violences physiques (6,6% contre 3,2% pour les femmes). Ces dernières sont pratiquement toujours vécues sur le terrain (97,6% des personnes concernées).
La difficulté de poursuivre les auteurs de violences verbales sur le terrain et en ligne
Face à ces résultats, l'AJP constate qu'il "reste beaucoup de travail" pour faire face à cette situation, "notamment sur les questions de sexisme et de discrimination". Une des pistes évoquées dans cette perspective, c'est la conception d'un cadre juridique contre le cyberharcèlement qui touche beaucoup de journalistes, ce qui n'existe pas encore à l'heure actuelle. "Pour le moment, il n'y a pas d'outils pour répondre à cette réalité, sur laquelle la base légale n'est sans doute pas suffisante", constate la ministre des Médias de la Fédération Wallonie-Bruxelles, Bénédicte Linard.
Selon son cabinet, il est pour l'heure "très compliqué de poursuivre des auteurs notamment d'insultes". "Ils ont tendance à dire que, puisqu'ils se sont exprimés sur internet et sur des réseaux sociaux, il s'agit d'un délit de presse. Il faudrait donc pouvoir délier les délits de presse des insultes qui sont proférées par des internautes par exemple. Cela nécessite des modifications législatives et cela doit se faire au niveau fédéral". La ministre assure en tout cas vouloir défendre les journalistes à exercer leur métier normalement. "Sans journalistes, pas de presse libre. Sans presse libre, pas de démocratie", rappelle-t-elle, surtout "à l'heure de la désinformation et de la montée des extrêmes".
Quid des violences au sein des rédactions?
Si ces changements se concrétisent, cela pourrait aider à changer la donne vis-à-vis des violences en ligne, voire sur le terrain. Pour ce qui est des comportements transgressifs commis en salle de rédaction, Martine Simonis, secrétaire générale de l'AJP, estime qu'il faut d'abord que la réalité du problème "soit acceptée au sein des rédactions". "Ils sont souvent dans le déni", explique-t-elle. "Ils répondent 'Non, on nous a rien rapporté' ou 'C'était dans le passé, ça ne se produit plus aujourd'hui'. Or ce que cette étude montre, c'est que non seulement ça se produit mais que c'est aussi beaucoup trop fréquent et que les rédactions ne sont pas des lieux bienveillants, notamment pour les femmes, avec de la violence verbale mais parfois aussi des agressions sexuelles". Le rapport ajoute à ce propos que "pour toutes les formes de comportements transgressifs, beaucoup de journalistes choisissent de ne pas agir, réagir ou prévenir, bien qu'elles et ils en subissent souvent les conséquences dans leur vie professionnelle et personnelle".
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D'après Martine Simonis, faire ces constats est déjà une première étape. Il y a encore dix ans, cela faisait encore l'objet d'un tabou, constate-elle. "On disait aux journalistes, particulièrement aux femmes: il faut être fort, supporter beaucoup de choses et pas trop se plaindre, sinon il y en dix derrière qui peuvent prendre la place. À un moment, il faut dire que la violence ne fait pas partie du job, ni à l'extérieur, ni à l'intérieur des rédactions, et il faut que les employeurs se penchent sur les question de santé et de sécurité, avec la mise en place de mécanismes d'alerte. Ces derniers doivent fonctionner et il faut que les personnes qui osent avoir des comportements violents soient sorties des rédactions".
La secrétaire générale de l'AJP insiste en tout cas sur l'urgence de répondre sans traîner à cette situation, surtout au vu des conséquences psychologiques et autres pour les victimes. "Il faut protéger les professionnels à un certain moment. Les employeurs doivent assumer leurs responsabilités et les gens doivent parler de ça. Nous devons donc créer à la fois une culture du dialogue, avec l'instauration d'un climat bienveillant pour oser parler de ce qui se passe, tout en bannissant la violence dans les relations de travail. C'est de la politique de ressources humaines de base. Cette étude montre vraiment bien qu'il y a des choses à faire".