
Comment le collectif Morts de la rue offre un adieu digne aux sans-abri

Le 24 mai dernier, à 11 h, l’Hôtel de Ville de Bruxelles hébergeait l’annuelle cérémonie d’hommage aux personnes décédées en rue en 2022. Durant une heure et demie, textes et moments musicaux rappelaient que si “chaque vie compte, chaque mort aussi”. Ce credo, c’est celui du collectif bruxellois Morts de la rue. “On reçoit chaque année de plus en plus de demandes, on apprend plus de décès. Cette année, nous en avons compté 79. Contre 46 il y a dix ans. Pourtant, chaque année, nous espérons ne plus avoir d’utilité”, pouvait-on entendre en début de cérémonie. On entend par mort ou morte de la rue une personne qui, à un moment de sa vie, a vécu en rue dans la Région Bruxelles-Capitale. “Notre définition n’est pas scientifique mais émotionnelle, précise Florence Servais, travailleuse sociale à l’ASBL Diogène et coordinatrice de Morts de la rue. Les gens qui les ont connus ont besoin de leur dire au revoir. S’il n’y avait pas le collectif, ce serait très compliqué.”
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Si le nombre de personnes à citer ne cesse de grandir, c’est évidemment parce que le sans-abrisme gagne du terrain. Outre ces 79 décès, beaucoup d’autres passent sous les radars. Mais c’est aussi parce que le collectif est de plus en plus connu et contacté. En 2024, cela fera vingt ans qu’il a été créé. “Deux événements ont inspiré le collectif. D’abord, après des travaux à la Gare du Midi, on a retrouvé les corps de deux personnes dans un état de décomposition très avancé. On n’a pas pu les identifier et on s’est rendu compte que des gens disparaissaient sans qu’on soit au courant.” L’autre tournant est à trouver au cœur d’une manifestation autour du droit au logement en 2003. “Quelqu’un a commencé à citer les noms de plusieurs personnes décédées. À la fin, ils avaient une liste de tous les gens qui étaient morts en rue.” Comme l’explique Florence Servais, il est de coutume de dire aujourd’hui qu’avant le collectif, les gens ne mouraient pas, ils disparaissaient. “Ce ne sont pas des faits divers, c’est un fait de société.”
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"Des enterrements indigents"
Composée des premiers concernés, celles et ceux qui vivent dans la rue, mais aussi de membres d’associations de première ligne et de citoyens proches des personnes sans abri, l’ASBL se réunit une fois par mois pour rendre compte des décès et du déroulé des différents enterrements. “Cela nous amène très souvent à rencontrer les communes pour essayer d’améliorer le traitement des enterrements indigents.” Un mot fort qui désigne les funérailles dont personne ne peut payer les frais. C’est alors la commune du lieu de décès qui les prend en charge. “Tous les morts de la rue ne sont pas indigents, et tous les indigents ne sont pas morts de la rue, mais il existe une intersection.” Avec les communes, il s’agit d’abord de pouvoir communiquer. “Par exemple, si on apprend qu’il y a eu un décès à tel endroit, ou si on connaît le surnom d’une personne, est-ce que la commune peut nous donner son nom? Les pompes funèbres sont-elles mandatées? Et si c’est un enterrement indigent, on leur demande de nous prévenir 48 h à l’avance. On essaie également d’avoir un minimum notre mot à dire sur les obsèques.” Pour des raisons religieuses, par exemple.

L’association veille à ce que chaque mort reçoive un adieu digne. © Julie de Bellaing
Il y a enfin une volonté de voir sortir de terre des tombes individuelles et identifiées, et non de grandes tranchées impersonnelles. “On veut qu’une croix identifie la tombe, soit placée dès l’enterrement et tienne durant les cinq ans de la concession.” Clairement, aucune commune ne remplit actuellement le cahier des charges complet souhaité par le collectif. “On vient d’avoir l’accord oral pour l’identification des tombes pour les enterrements indigents dans la dernière commune. Après presque vingt ans de bataille. Sachant que dans la plupart des cas, ce sont des croix pas solides qui tombent au premier coup de vent, mais c’est déjà un premier pas.”
Huit femmes
Parmi les 79 personnes à qui Morts de la rue a rendu hommage, on dénombre huit femmes. “Ça nous interroge beaucoup qu’il y en ait aussi peu. Notre hypothèse est qu’elles correspondent peu aux stéréotypes que les gens ont des personnes sans abri. Du coup, quand elles meurent, on n’est pas au courant.” Et pourtant, elles sont particulièrement vulnérables en rue. “En général, le problème sanitaire dans la rue pose question, encore plus quand on est une femme. Et puis on vit dans une société machiste, et en rue cette discrimination existe aussi”, précise Nicolas Massart, ancien travailleur social, aujourd’hui aumônier aux soins palliatifs et bénévole au sein du collectif.
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Pas qu’en hiver…
L’objectif final est de rendre un peu de dignité à ces personnes qui en ont cruellement manqué durant une partie de leur vie. “Ils ont déjà assez payé durant leur vie, reprend-il. Leur donner un droit à la dignité, peu importe le moment, c’est fondamental. J’estime qu’on doit respecter les dernières volontés de la personne, de son réseau amical ou familial.” Le sans-abrisme s’entoure en effet d’une part de déshumanisation. “Quand elles décèdent, les gens parlent souvent de ces personnes comme d’un colis encombrant”, selon Florence Servais. Nicolas Massart complète: “Ça permet aussi de rappeler à la société et aux politiques que la vie en rue est dangereuse, toute l’année. On n’arrête pas de mourir parce que la période hivernale est passée”.
Un message que Morts de la rue porte depuis ses débuts. “Les politiques au thermomètre ne sont pas justifiées pour éviter les décès, embraie Florence Servais. Elles doivent être structurelles. Personnellement, j’ai l’impression que ce message-là percole.” Notre visage trahit notre étonnement face à cette dernière phrase, vu l’ampleur du problème du sans-abrisme, la coordinatrice se justifie donc. “On est quand même passé d’une stratégie basée exclusivement sur le Samusocial et l’hébergement d’urgence à des projets Housing First (qui proposent un accès immédiat à un logement, sans étape intermédiaire ni autre condition que celle d’un locataire classique - NDLR). J’ai le sentiment qu’au niveau politique, on a compris quelque chose. Au sein de la société, peut-être moins.”
Nicolas Massart rebondit sur les causes qui font que le sans-abrisme reste une problématique connue de tous mais regardée de loin. “Avec le collectif, on aborde deux tabous peu évidents à accepter: la précarité et la mort. Les deux font peur. On y est tous confrontés à un moment. Combler ces deux tabous est un travail de tous les jours, et qui devrait tous nous concerner. On y pense, mais quand on les voit, on met des ornières.” Avec les risques que les habitants de la rue encourent, on peut s’interroger sur leur rapport à la mort. “C’est propre à chacun, signale Florence Servais, mais ce qu’on voit, c’est que c’est hyper-présent. Ils ont tous perdu des amis. Ça fait partie du quotidien.” Accompagnant de personnes en fin de vie, Nicolas Massart estime, lui, que les habitants de la rue ont davantage conscience de l’instant présent. “C’est une thématique qu’ils abordent d’une manière parfois plus philosophique et poétique que d’autres.”