Abus sexuels dans l'Église: les victimes belges racontent leur enfer dans une série docu retentissante

En relayant leurs témoignages et en menant l'enquête, la VRT a créé un séisme qui a amené l'Église catholique belge à réagir.

Bible avec une croix
Une personne tenant la Bible avec une croix servant de marque-page ©BelgaImage

C'est le choc en Flandre depuis la diffusion par la VRT de "Godvergeten" ("Oubliés de Dieu"). En quatre épisodes, la série documentaire montre l'horreur des abus sexuels commis sur des enfants au sein de l'Église belge, que ce soit dans des internats, des mouvements de jeunesse, des paroisses, etc. Le troisième épisode, diffusé ce mardi, enfonce le clou et tente de rompre l'omertà qui règne dans le pays sur ce sujet particulièrement tabou. Des dizaines de personnes témoignent des terribles crimes commis à leur encontre et s'indignent de la lenteur des enquêtes, là où le rapport Sauvé a identifié en France 330.000 victimes de violences sexuelles depuis 1950. Des récits glaçants qui posent à nouveau la question de l'ampleur du phénomène en Belgique.

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La mécanique de l'horreur

Le documentaire donne tout de suite le ton avec son premier témoignage, celui de Dianne. Elle raconte ici comment son frère, Piet, a été confié à Dom Robert, professeur à l’école abbatiale de Termonde, et a été abusé par celui-ci pendant six ans. "Ses organes génitaux étaient déchirés. Il a dû rester à la maison pendant un mois. Et pourtant, à la maison, on ne voulait pas voir [ce qui se passait], et le médecin non plus ne voulait rien dire. Piet était physiquement atteint et mentalement bien plus encore", raconte-elle. "Au fond, la confiance énorme que mes parents ont placée en Dom Robert est indescriptible. L’Église était supérieure à tout le monde". Plusieurs années plus tard, Piet se suicidera et, comble de l'histoire, son abuseur sera présent aux funérailles.

Piet n'est pas un cas isolé. "L'école abbatiale de Termonde était l'un des dossiers les plus graves, en termes d'ampleur et de gravité", explique à "Godvergeten" Ann Vandierendonck, de la police locale. "C'est comme si c'était normal là-bas et tout se déroulait en fermant les yeux: des orgies, des garçons dans les toilettes communes des prêtres, un entrepôt où tout était prêt à faire des photos d'abus".

Ailleurs en Belgique, ces histoires sordides se répètent et se ressemblent. "J'ai été violée par un prêtre pendant que deux religieuses me tenaient les jambes et les bras", a déclaré une victime. "J'ai fini par tomber enceinte. Ils ont donné naissance à mon fils et m'ont ensuite forcé à lui mettre un oreiller" pour qu'il meure.

Le rôle clé de Mark Vangheluwe

Au milieu de tous ces témoignages plus choquants les uns que les autres, l'intervenant phare de "Godvergeten", c'est sans aucun doute Mark Vangheluwe. Il s'exprime ici pour la première fois publiquement sur les centaines de viols commis à son encontre par son oncle, l'ancien évêque de Bruges Roger Vangheluwe, et ce pendant de nombreuses années. Il a finalement pu discuter du sujet avec l'archevêque de Maline-Bruxelles, Godfried Danneels, et a eu l'initiative d'enregistrer ces discussions sur des cassettes. Dans "Godvergeten", on entend ainsi le chef de l'Église catholique belge l'inviter à se taire, officiellement pour éviter des "spéculations", et à attendre la démission de son oncle, prévue pour l'année suivante.

Début 2010, Mark Vangheluwe refuse de se soumettre à ce chantage qui a possiblement été utilisé contre d'autres personnes. La polémique éclate alors au grand jour. Le 23 avril de la même année, l'évêque de Bruges démissionne. À la même époque, un pédopsychiatre indépendant, Peter Adriaensens, prend la tête d'un comité sur les abus sexuels dans l'Église. Ce dernier conclut que les autorités ecclésiastiques font preuve d'un "incestueux refus d’agir" face à des actes "horribles". Sa prédecesseure, Godelieve Halsberghe, confirme pour sa part que le cardinal Danneels était au courant des abus à grande échelle et gardait des dossiers cachés dans la crypte de la cathédrale Saint-Rombaut, comme le précise la VRT.

L'opération Calice: un fiasco total

Le 24 juin 2010, la police passe à l'action. C'est le début de l'opération Calice. Les détectives perquisitionnent le palais de l'archevêché, le domicile du cardinal Danneels, la cathédrale Saint-Rombaut, etc. Les moyens mis en œuvre sont sans précédent pour ce type d'affaires et il était probable que de grandes révélations soient faites sur l'ampleur des abus sexuels commis au sein de l'Église.

Pendant ce temps, le cardinal est interrogé pendant dix heures sur le sujet et affirme: "Je ne me souviens de rien", comme le confirme à "Godvergeten" un avocat, Walter Van Steenbrugge. Le chef de l'Église belge porte alors plainte et un véritable coup de théâtre se produit. Un vice de forme a été repéré et l'État se voit contraint de restituer les documents saisis à l'Église. D'après Walter Van Steenbrugge, des dizaines de dossiers ont disparu à cette occasion.

Malgré tout, quelques copies de rapports de police ont survécu et par la suite, l'arrivée de nouveaux témoignages de victimes a contribué à ce que de nouvelles recherches soient entreprises. Mais sans les documents de l'opération Calice, l'affaire traîne en longueur. Elle s'attarde par exemple sur des cas d'enfants abusés au Brésil par un prêtre flamand, la traduction de pièces depuis le portugais n'aidant pas à accélérer la cadence. Le magistrat en charge se montre également très occupé par le traitement des attentats de 2016, ce qui retarde encore un peu plus la procédure.

Pour les victimes interrogées par la VRT, le traitement de l'affaire est suspect. Ils s'étonnent notamment de ne pas avoir vu le parquet fédéral tenté de se pourvoir en cassation pour éviter que les documents de l'opération Calice soient restitués à l'Église, d'autant plus sans qu'ils ne soient eux-mêmes prévenus. Depuis, les condamnations ont été extrêmement rares et l'Église n'a pas respecté sa promesse d'une "disposition maximale" à écouter les victimes. Aujourd'hui, de nombreux abus remontent à une époque trop lointaine et la prescription semble plus que probable, y compris dans le cas de Roger Vangheluwe (qui est toujours en vie). De même, le sommet de l'Église ne pourrait plus être poursuivi pour négligence coupable dans toute une série d'affaires, note la VRT.

Une polémique qui ne cesse d'enfler

Reste que la polémique est toujours là, comme le prouve le retentissement provoqué par "Godvergeten". "Je suis convaincu qu'entre les années 1950 et 1980, des enfants ont été maltraités par le clergé dans tous les internats et écoles", déclare le pédopsychiatre Adriaenssens à la télévision publique néerlandophone.

Les autres médias flamands ont emboîté le pas, comme De Morgen qui a mis en évidence le rôle "complètement sous-exposé" des religieuses dans ces violences sexuelles, comme le note un curé, Rik Devillé. Dans son livre publié en 2019, "In naam van de Vader" ("Au nom du Père"), il explique comment ces femmes étaient complices, soit en restant silencieuses, soit en amenant les enfants directement aux prêtres, sans compter celles qui commettaient de multiples violences psychologiques et physiques. "Ce que nous savons des abus dans l'Église en Belgique n'est que la pointe de l'iceberg", déclare au journal flamand la militante des droits de l'homme Lieve Halsberghe.

Dans la foulée, les diocèses d'Hasselt et Anvers ont constaté une hausse des demandes de radiation du registre des baptêmes. Une désaffection qui montre la volonté de ses personnes à être "débaptisées", même si, comme le constate la presse flamande, cet acte n'est pas considéré par l'Église comme étant possible.

L'Église joue l'apaisement

À l'origine, les évêques flamands s'étaient mis d'accord pour ne pas réagir officiellement avant la diffusion du dernier épisode de "Godvergeten", le 26 septembre prochain. Mais face à cette situation explosive, ils ont fini par avancer leur calendrier, en misant sur l'apaisement. "L’émission laisse une forte impression en raison de l’authenticité des récits, de la gravité des actes commis et des blessures causées. Ces récits doivent s’accompagner d’un sentiment de honte et de scrupule, associées au message clair que les abus n’ont pas leur place dans la société et dans l’Église. Nous remercions les victimes d’avoir eu le courage de raconter leur histoire", écrivent-ils.

Le nouvel archevêque, Luc Terlinden, nommé fraîchement ce 3 septembre 2023, a lui aussi pris la parole. "Oui, nous avons échoué, en relativisant parfois et en ne voyant pas l'ampleur des drames personnels. En n'agissant pas toujours de manière cohérente ou en prenant des mesures appropriées et décisives. Et même en dissimulant les crimes pour mettre un terme", a-t-il reconnu lors d'un service religieux. Après avoir précise que l'Église avait pris des mesures pour réagir, il a ajouté: "nous devons continuer à nous demander, est-ce suffisant ? Que pouvons-nous faire d'autre?".

Les victimes dénoncent le double langage de l'Église

Cette prise de position de l'archevêque devrait toutefois laisser un goût amer aux victimes, vu ce qui a été accompli ces dernières années. Depuis 2012, l'Église a par exemple créé un comité chargé d'indemniser des victimes dont les faits ont été prescrits (bien qu'elle soit elle-même concernée par ces affaires), avec une somme allant de 2.500 à 25.000 euros. Une sorte de dédommagement minimum qui, précision importante, se double d'un formulait obligeant les signataires à ne plus parler de ces crimes, et donc à abandonner tout espoir de poursuites judiciaires. "C'est comme si tu était à nouveau abusé", déclare une victime à la VRT. "Je me sentais comme une prostituée: abusée pendant des années et recevant ensuite de l'argent sale de l'Église", déplore une autre. Des centaines de personnes auraient néanmoins reçu ces indemnisations ecclésiastiques.

Autre point sensible: le successeur de Godfried Danneels, André-Joseph Léonard, a refusé à la fois d'admettre que l'Église avait "dysfonctionné" et de laïciser les prêtres abuseurs. Pour lui, cette mesure n'aurait pas empêché ces derniers de nuire.

Enfin, les deux réalisatrices de "Godvergeten", Ingrid Schildermans et Ibbe Daniël, se disent inquiètes au vu de l'inaction de l'Église pour poursuivre les prêtres en tort. "Encore aujourd'hui, certains auteurs de violences sont encore en contact avec des enfants", font-elles savoir au Standaard.

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