
Le Nutri-Score est-il manipulé?

La lettre “A” sur fond vert indique un aliment bon pour la santé. La lettre “E”, c’est tout l’inverse. C’est le verdict du Nutri-Score. Cet outil est un combat acharné des lobbys des consommateurs depuis dix ans. Il n’a encore été adopté que par sept pays et reste facultatif. Mais dans un an, ils espèrent bien le voir devenir obligatoire. Sauf que le Nutri-Score est peut-être biaisé... Derniers en date à douter de sa pertinence, les producteurs de roquefort. “Le Nutri-Score est le résultat d’un algorithme qui favorise ceux qui peuvent transformer leurs recettes. Nous nous voyons attribuer un “E” sur fond rouge alors que nous faisons de l’authentique. Nous sommes les héritiers de recettes ancestrales et le roquefort contient des micro-éléments excellents pour la santé, des acides gras insaturés”, développent les producteurs, qui dénoncent une approche punitive de l’alimentation et pas une réflexion globale sur la nutrition. Sceptique, on le serait à moins sachant que des frites surgelées et des sodas light sont classés “B” alors que fromages ou charcuteries sont classés “E”. “C’est paradoxal. Des produits industriels ultra-transformés avec des conservateurs peuvent avoir A ou B alors que nos produits de terroir très naturels sont stigmatisés”, dénonce Sébastien Vignette, secrétaire général de la Confédération de Roquefort. Les Italiens sont eux aussi particulièrement remontés contre le label qui estampille pecorino ou jambon San Daniele de la pire note. Mais pour les défenseurs du Nutri-Score, comparer l’huile d’olive (C) à un Coca light (B) est assez ridicule puisque personne ne boit de l’huile à la bouteille et que le Coca light, au même titre que les eaux aromatisées qui foisonnent désormais dans les supermarchés, reste moins bien classé que l’eau. Quant au sacro-saint pecorino, le Nutri-Score permet de le comparer à la mozzarella et à la ricotta qui sont de meilleures options au niveau calorique.
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Un soda meilleur qu’un jus de fruit bio
Serge Hercberg, le scientifique qui a mis au point le Nutri-Score, tente inlassablement de contrer ce qui n’est, selon lui, que des fake news. “Notre idée de départ est d’informer tous les consommateurs en reprenant les éléments nutritionnels indéchiffrables au dos des paquets en un label facilement lisible et très intuitif en allant du vert au rouge et de A à E. Le Nutri-Score aide réellement les consommateurs à faire de meilleurs choix quand ils sont confrontés à plusieurs produits similaires dans les rayons des supermarchés”, explique Nelleke Polderman, experte en nutrition au BEUC, le Bureau européen des unions de consommateurs. “Le Nutri-Score est une traduction des informations illisibles qui se trouvent sur les emballages.”
Malaise tout de même quand on voit qu’un soda bourré d’édulcorants obtient une meilleure note qu’un jus de fruit bio. “Il n’y a pas actuellement d’évidence scientifique qui permette de “punir” les sodas édulcorés. C’est le meilleur label actuel qui existe”, se défend le BEUC. “Le Nutri-Score n’est pas un avis diététique. Par contre, il se révèle particulièrement efficace pour les publics les plus vulnérables”, plaide encore Serge Hercberg. Ainsi une étude menée en France montre que 93 % des personnes interrogées ont identifié le logo et 66 % savent à quoi ça se rapporte. Pas certain qu’en Belgique, le logo introduit en 2018 ait atteint ce niveau de familiarité. Le BEUC regrette à ce sujet que les autorités belges, en particulier les ministres de la Santé (Maggie De Block à l’époque), n’aient pas réellement fait la promotion de ce label lorsqu’il a été adopté.
Les tactiques de l’industrie
“Ce qui est important pour nous, et tout notre combat l’a montré, c’est que le label repose sur des considérations scientifiques et pas sur des intérêts commerciaux. L’industrie a dans un premier temps affublé ses produits d’un tas de mentions qui ne veulent pas dire grand-chose comme “riche en fibres ou en fer” ou “allégé en sucres” ou “sans sucre raffiné””, souligne le BEUC. C’est aussi l’avis d’Emmanuel Foulon, porte-parole socialiste au Parlement européen. “Il y a dix ans, quand on a proposé le Nutri-Score, les grandes entreprises n’en voulaient pas. Elles avaient peur du grand “E”. Puis, elles ont changé de tactique. Elles ont inventé leur propre label nutritionnel qui dit tout et n’importe quoi alors que l’objectif d’un étiquetage est de bien informer le consommateur.” Et le BEUC de renchérir: “Un grand nombre de critiques viennent de personnes qui ont intérêt à les formuler. Nous, ce que nous voulons, c’est quelque chose qui facilite le shopping en sachant que le Nutri-Score est établi de manière scientifique en étant indépendant des industriels. Il est transparent et objectif”.
Il y a tout de même plusieurs problèmes, souligne Emmanuel Foulon. Il existe presque autant de labels que de pays en Europe et les règles diffèrent dans chaque pays. Et puis, le Nutri-Score apparaît comme aveugle à certains détails. Toute une série de choses ne sont pas prises en compte, comme les additifs ou les acides gras, ou la différence entre un sucre chimique et celui d’un fruit. Enfin, on labellise de la même manière un produit du terroir artisanal et une barquette de plat préparé congelé de manière industrielle. Mais, face à la “menace” du Nutri-Score, des produits se sont allégés, notamment au rayon des collations. Des industriels ont adapté leurs recettes pour améliorer leur score. “Pour nous, c’est une bonne chose. Moins de sucre et moins de sel, c’est bon pour le consommateur”, argumente le lobby des consommateurs qui ne voit pas malice à ce que les additifs ne soient pas pris en compte puisqu’ils ne figurent pas aujourd’hui sur les paquets.
La sale guerre contre la malbouffe
L’Europe, qui veut partir en guerre contre la malbouffe alors qu’un Européen sur deux est en surpoids, se trompe-t-elle de combat avec le Nutri-Score? “La cible devrait être les produits ultra-transformés, trop salés, trop sucrés, complètement dénaturés. Mais aujourd’hui le Nutri-Score est aveugle. Les fromages comme le roquefort - ou le fromage de Herve - ont déjà un cahier des charges énorme et les affubler d’un “E”, c’est injuste. On voudrait resserrer le Nutri-Score autour des plats bourrés d’additifs. Et on doit prendre en compte le fait que l’Italie ou l’Espagne ont une vision différente de l’alimentation par rapport à un pays protestant, par exemple. La Commission européenne étudie une solution”, expose Emmanuel Foulon. Actuellement, la moitié des entreprises agroalimentaires seulement se sont mises au Nutri-Score. Et c’est une chasse gardée. 89 % des produits affichant le Nutri-Score sont vendus en grande et moyenne surface alors que 31,7 % des produits étiquetés affichent le fameux “A”, ce qui semble beaucoup.
“Il y a d’énormes lobbys industriels qui poussent pour ne pas être embêtés par le Nutri-Score, avec à la clé la peur de perdre de l’argent, dénonce Emmanuel Foulon. Mais le Nutri-Score est franchement perfectible. On devrait beaucoup plus pousser sur les plats préparés de l’agroalimentaire et exempter les petits producteurs.” Ce n’est pas l’avis du BEUC. “Exempter n’est pas une bonne chose. Un “E” sur le roquefort est une information valable pour les consommateurs. Si on considère les arguments santé, on ne voit vraiment pas en quoi on devrait exempter certains produits. Si c’était le cas, il faut que ce soit sur une base scientifique et pas sur la base d’intérêts commerciaux.” Faut-il dès lors sauver le roquefort d’un Nutri-Score infamant? On rappellera que derrière ce fromage tellement typique et singulier, se dressent les énormes intérêts financiers d’un géant du lait, Lactalis, qui possède plus de 70 % de parts dans le célèbre fromage français.