Demain, les commerces seront-ils tous franchisés ?

Le conflit social chez Delhaize met sur la sellette une structure commerciale qui semble s’installer de plus en plus dans notre pays: la franchise. Jusqu’où peut-elle se répandre et quelles conséquences aura-t-elle sur l’emploi?

© BelgaImage

La franchise, c’est clair, a le vent en poupe”, résume Guénaël Devillet, directeur du service d’étude en géographie économique de l’Université de Liège. “Mais nous n’avons pas de chiffres qui nous permettraient de savoir si c’est une brise ou une tempête.” L’école de commerce Solvay avait réalisé une étude sur le sujet en 2017, mais les résultats étaient partiels. La Direction générale Statistique (Statbel) ne possède pas les moyens de réaliser une description chiffrée de ce mode de commerce. “En Belgique, il n’y a pas de loi particulière qui régit le contrat de franchise, justifie Carine Janssens, responsable des relations de la Fédération belge de la franchise. En pratique, il est donc difficile d’identifier ce qui est un commerce franchisé de celui qui ne l’est pas. Nous sommes parvenus à établir un panorama en 2021 et nous venons de terminer celui de 2022.

Carine Janssens rappelle ce qui caractérise la franchise. “C’est un système commercial basé sur la collaboration contractuelle entre un franchiseur (“l’enseigne”) et un franchisé qui autorise/oblige celui-ci, en échange d’une contribution financière, à vendre les produits/services de l’enseigne avec le soutien de celle-ci.” L’enseigne a une existence juridique séparée du franchisé. Devenir franchiseur est simple: n’importe quelle entreprise ayant pignon sur rue - même très petitement - peut décider de créer des franchises. Le “ticket d’entrée” pour devenir franchisé peut être assez minime. Il dépend avant tout de la notoriété de l’enseigne ou de la marque. Certaines franchises de lavage d’auto sont accessibles dès 4.000 euros. Une franchise de pressing peut se négocier pour 50.000 euros. Une franchise du fast-food historique made in USA se négocie contre 200.000. Celle de l’enseigne de grande distribution marquée d’un lion contre 250.000…

Les maisons mères se sont rendu compte qu’elles pouvaient distribuer leurs biens ou services avec les mêmes volumes mais pour des coûts moindres.

Qui porte le risque?

Depuis quelques dizaines d’années, les franchises connaissent une accélération de deux types, atteste Guénaël Devillet. D’abord, une augmentation des diversifications: tous les secteurs du commerce, mais aussi des services sont touchés. Ensuite, une accélération parce que les maisons mères se sont rendu compte qu’elles pouvaient distribuer leurs biens ou leurs services avec les mêmes volumes mais pour des coûts moindres. C’est une forme de sous-traitance. Les maisons mères reportent ainsi le risque sur le franchisé. Si vous avez une petite ville au potentiel économique incertain, il est séduisant pour une maison mère de recourir à la franchise. Le franchisé va mettre un capital sur la table pour pouvoir utiliser la marque et les services associés (produits, logistique, kit marketing,…), louer l’immobilier, engager le personnel. Si le magasin ne marche pas, c’est le franchisé qui en pâtira.

Saturation des commerces

Se dirige-t-on vers un horizon commercial et de services peuplé de quelques grosses enseignes actionnées par des dizaines de milliers de magasins franchisés dirigés par des indépendants à la tête d’un personnel précarisé? “Les acteurs les plus forts essaient toujours de concentrer leurs activités avec pour résultat un marché dominé par quelques groupes. On a parallèlement toujours des “niches”, des innovateurs qui vont remettre en cause le régime en place. En ce moment on est plutôt dans une phase de “concentration” qui se repose sur une forme extrême de sous-traitance. On est dans une économie qui à la fois se concentre et repose sur un modèle transactionnel. Une fois qu’un produit a une notoriété, vous passez des contrats avec différents acteurs. Et ce sont ces acteurs qui vont vraiment faire le boulot.”

Pour la société, pour le bien public, est-ce vraiment souhaitable? “C’est une question de modèle de société. Les tendances actuelles sont à l’opposé de l’économie sociale. On est dans le concurrentiel pur avec des marges qui alimentent les dividendes d’actionnaires. Il faut savoir qu’on n’a plus besoin de commerces. On est à saturation. Une enseigne se développe au détriment d’une autre. Pour s’en convaincre, il suffit de constater le nombre de magasins en déshérence et les friches commerciales.”

C’est la première fois, en Belgique, qu’un pan aussi important se détacherait d’une maison mère...

Selon une étude de l’Association professionnelle du libre-service indépendant en alimentation (APLSIA) réalisée en 2020, un franchisé sur quatre était en perte à Bruxelles et en Wallonie. Une situation qui n’a pas dû s’améliorer avec l’augmentation des coûts de l’énergie et la baisse du pouvoir d’achats liée à l’inflation… “Ce qui se passe avec Delhaize, c’est que les acteurs privés veulent diminuer leurs charges. Et les faire supporter par d’autres: de potentiels franchisés voire, in fine, l’État. Le vrai cœur du problème n’est pas là. Le “plan Delhaize” est une nouveauté. C’est la première fois, en Belgique, qu’un pan aussi important d’un acteur économique se détacherait d’une maison mère pour atterrir dans un réseau de franchises. Ce qui se joue ici est à mettre en parallèle avec de “l’évasion fiscale légalement autorisée”. Pas une nouveauté sur le principe, mais bien sur l’ampleur, donc.

 

Ainsi, se séparer de son réseau de distribution permet à l’enseigne une massive économie, car elle fait gonfler ses marges qu’elle fera taxer dans une structure juridique implantée dans un pays fiscalement avantageux. Resteront, alors, les anciens salariés désormais employés dans les franchises et dont la masse salariale globale aura diminué. Une perte pour les travailleurs, bien sûr, mais également pour l’État en termes de cotisation et d’imposition. Une “double peine” financière pour la collectivité. Et il faut ajouter le potentiel chômage provoqué par la faillite d’un franchisé. Ce nouveau modèle - préparé, on le sait, de longue date par Delhaize - devrait faire des émules. Intermarché songe à y recourir avec ses “ex-Mesdagh”. D’autres acteurs du secteur également.

Réduction de salaire ou faillite?

Mais, est-ce que la masse salariale serait réellement automatiquement diminuée? On se souviendra que le porte-parole de Delhaize a assuré que les 9.000 travailleurs concernés seraient repris par les franchisés aux “conditions auxquelles ils travaillent pour l’instant”. Myriam Djegham est secrétaire permanente Commerce à la Centrale nationale des employés et des cadres du secteur privé (CSC). Elle explique: “Il y a la fameuse CCP 32bis qui joue lorsqu’il y a un transfert d’entreprise à un autre employeur. Elle dit effectivement que le travailleur part avec ses droits. Mais rien ne dit combien de temps il conserve ceux-ci. Si le franchisé a des problèmes de rentabilité, vers qui ira-t-il? Vers le travailleur qui “a conservé ses droits” et il va lui mettre le marché en main: “C’est une baisse de salaire ou on ferme”. Et il lui fera signer un avenant à son contrat de travail qui réduira ses avantages ou son salaire. D’autant plus facilement que cette discussion se fera entre le franchisé et le travailleur isolé. Il n’y aura plus de représentation syndicale… C’est ça la mécanique qui est à l’œuvre.” Selon toute probabilité, elle se propagera dans les grands groupes, les mois et les années à venir…

Débat
Sur le même sujet
Plus d'actualité