
Qu’est-ce qu’on attend pour manger des insectes ?

Frasnes-lez-Anvaing, entre Ath et Tournai. C’est dans ce petit village niché au cœur du Pays des collines que cet éleveur a implanté sa ferme. Une exploitation pas vraiment comme les autres. Ici, pas de bœufs ni de volailles, encore moins des fraises ou des pommes de terre. Cette ferme verticale nommée Entomobio (et sous-titrée avec humour “Six Feet Hunger”) élève et transforme des vers à farine, plus spécifiquement des ténébrions meuniers, une sorte de coléoptère. Mais Antoine Mariage, le patron, se garde bien de le crier sur tous les toits. “Je me fais déjà constamment insulter par des complotistes qui pensent que je couve un projet machiavélique de modification du génome humain par mes insectes… Alors si en plus je communiquais.” Pour Moustique, il a néanmoins accepté d’ouvrir les portes de sa ferme, référence européenne dans l’élevage de vers de farine pour l’alimentation humaine.
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Le monde du silence
Manger des insectes, c’est ce qu’on appelle l’entomophagie. Et c’est un mets d’avenir. Véritables bombes de protéines animales - une teneur de 69 % pour le grillon contre 26 % chez le bœuf -, ces petites bêtes au sang froid sont par ailleurs très peu énergivores. On estime ainsi que pour produire la même quantité de protéines, le grillon va utiliser 2.000 fois moins d’eau, émettre 60 fois moins de gaz à effet de serre et consommer 25 fois moins de nourriture. Un solide atout pour répondre aux défis démographiques, climatiques ou énergétiques.
Voilà pourquoi depuis 15 ans, l’Organisation des Nations unies pour l’alimentation et l’agriculture (FAO) prône l’entomophagie. Reste que si deux milliards d’humains consomment déjà des insectes depuis des siècles, principalement en Asie, Amérique du Sud et Afrique, les Européens les découvrent à peine. Il a d’ailleurs fallu attendre 2013 pour que l’Agence fédérale pour la sécurité de la chaîne alimentaire (AFSCA) autorise le débarquement de dix premiers insectes dans nos assiettes. À l’intérieur des hangars, pas un murmure. Seule la température vient troubler nos sens. Il fait 27° et la pièce n’est pas chauffée. Ce sont les insectes qui produisent cette chaleur. Antoine Mariage tire un cageot de l’une des nombreuses étagères qui montent à plusieurs mètres de hauteur et fait les présentations. D’abord le coléoptère adulte avec ses six pattes et sa carapace, puis la larve, le produit de sa ponte. “Ils ne consomment presque pas d’eau, car ils puisent l’essentiel de leurs besoins dans l’humidité de l’air, et sont nourris avec du son de blé bio produit par un moulin du coin.” Antoine Mariage est un pionnier en Belgique et même en Europe. Pour pouvoir élever des insectes comestibles, il a dû essuyer les plâtres d’un marché balbutiant au cadre législatif en construction. Un parcours du combattant jalonné de dossiers introduits à l’Autorité européenne de sécurité des aliments (EFSA), mais aussi de questions et demandes répétées d’analyses de l’Afsca.

Entomobio, à Frasnes-lez-Anvaing, référence européenne dans l’élevage de vers de farine. © DR
En attendant une harmonisation européenne en la matière, la Belgique a en effet pris une longueur d’avance et a accordé des dérogations temporaires aux producteurs d’insectes déjà installés. Et cet éleveur avant-gardiste n’est pas peu fier d’avoir ouvert la voie. "Lorsque ces derniers protocoles auront été validés par l’EFSA, tous les producteurs européens pourront bénéficier d’une autorisation générique et se lancer. Je n’ai pas peur de la concurrence, même de la part de grands groupes comme Nestlé ou Danone, car ce sera bénéfique pour la planète. Je suis même prêt à les coacher s’ils le souhaitent!" La visite se poursuit dans les ateliers de transformation où les larves de ténébrions sont déshydratées et réduites en farine. Ici, rien ne se perd. "Je récupère les excréments des insectes pour en faire de l’engrais sous forme de pellets. C’est six fois plus riche que du lisier du porc!" La firme belge Nimavert se charge ensuite de transformer une partie de ce stock de farine. Gin premium Gemblue, tapenade aux grillons, vers de farine séchés, grillons à l’ail et au persil, raviolis et croquettes à base de vers de farine. "Cette société spécialisée dans les produits à base d’insectes étoffe de plus en plus sa gamme. 70 % de notre chiffre d’affaires concerne l’exportation, explique Nico Coen de Nimavert. Nous commercialisons nos produits dans toute l’Europe, même si les goûts sont culturellement différents. En Belgique, on préfère ainsi les grillons alors que les Français, Polonais ou Tchèques achètent davantage de vers de farine.”
Soft power
Après quelques erreurs de jeunesse, le marché des insectes comestibles semble aujourd’hui plus mature. Au point de prendre enfin son envol? Si certaines grandes enseignes, surtout hard discount, nous disent que leurs clients ne sont pas encore prêts à franchir le pas, de nombreux projets industriels sont sur le point de démarrer et les investisseurs n’hésitent plus à débourser des centaines de millions d’euros pour les soutenir.

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Selon les bureaux d’études, le marché mondial des insectes comestibles devrait croître à un taux annuel de près de 20 %. Estimé à 500 millions de dollars en 2019, il devrait donc atteindre 1,3 milliard en 2024. Le succès de la marque belge Yuma témoigne aussi de cette approche consumériste plus mature. Pour convaincre les Européens de dépasser leurs appréhensions, cette entreprise a en effet choisi le soft power. "Chez nous, vous ne verrez pas de gros insectes dégueulasses sur nos emballages, sourit Gabrielle Wittock, la jeune fondatrice. On utilise de la farine de grillons et nos premiers crackers n’en contiennent que 2 à 3 %. Ce n’est pas un hasard si on a commencé par un biscuit apéritif, un produit social habitué aux innovations. Les consommateurs sont en effet toujours plus enclins à tester d’autres chips que de nouvelles viandes.”
Personne ne mangeait de poisson cru il y a 15 ans et tout le monde est passé aux sushis. Pourquoi pas aux insectes?
Une stratégie marketing payante puisque ces crackers sont aujourd’hui commercialisés dans des centaines d’épiceries bio mais aussi de grandes enseignes comme Delhaize, Carrefour, Casino, Bio-Planet (Colruyt) ou Deli Traiteur. On est la première marque européenne à proposer des produits à base d’insectes dans la grande distribution à l’échelon national. Forte de ce premier succès, la firme sortira des cracottes en septembre et ses premiers burgers l’année prochaine. “On sent que la demande se crée car nos clients sont aujourd’hui à la recherche de produits plus riches en insectes. Nos burgers en intégreront 15 %.”
Cette augmentation de la demande devrait aussi faire chuter les prix de ces aliments encore très chers par rapport aux protéines animales traditionnelles. “Grâce aux économies d’échelle, poursuit Gabrielle, on a déjà réussi à faire baisser le coût de la farine de grillons de 50 euros à 25 euros le kilo.” Chez Nimavert, la tapenade aux grillons et à l’aubergine, par exemple, est facturée 5,50 euros. Soit à peine 10 % plus cher que les tapenades végétales vendues dans les grandes surfaces. Antoine Mariage termine la visite en nous montrant un nouveau produit à base de ses ténébrions: une compote de fruits surprotéinée à destination des personnes âgées. “Il faut que les mentalités évoluent. Personne ici ne mangeait de poisson cru il y a 15 ans et tout le monde aujourd’hui est passé aux sushis! Alors pourquoi pas des insectes?”
Dépasser le gag
Qu’est-ce qu’on attend pour manger des bêtes à six pattes? Fondatrice de la marque Yuma, Gabrielle Wittock a fait son mémoire de psychologie sur les freins des consommateurs occidentaux face à ces petites bêtes. “99 % des Belges ne sont pas ouverts à en consommer. Et c’est normal, c’est dans notre culture, notre génétique. Les insectes sont considérés par notre cerveau comme une menace. Ça rampe, ça pique… On peut même en mourir. Sauf qu’on met toutes ces bêtes dans le même sac alors qu’il existe plus d’un million d’insectes différents.” Un contexte trop souvent négligé par les premières initiatives commerciales, selon cette jeune entrepreneuse. “De nombreuses marques ont commencé par commercialiser des insectes entiers, ce qui était un non-sens culturel. C’étaient des produits gags, que l’on consommait une seule fois. Plusieurs initiatives se sont donc cassé la gueule. Voilà pourquoi nous avons décidé de cacher les insectes et de l’assumer complètement. Et nos chiffres de vente prouvent aujourd’hui que de nombreux consommateurs sont prêts à dépasser ce stade de l’insecte comestible vu comme une farce et attrape.”