
Comment la kétamine s'est imposée en Belgique : un phénomène effrayant

Cet été, plusieurs associations de terrain sonnent l’alerte. Interrogé par la RTBF, Leonardo Di Bari, directeur de l’ASBL namuroise Phénix, s’inquiète ainsi d’une augmentation de la consommation de kétamine par les jeunes. “Nous devons alerter la société, les parents, les écoles, leur dire d’ouvrir les yeux.” Chez Infor Drogues, on nous confirme cette recrudescence. “Cela se répercute dans nos consultations, indique Maurizio Ferrara, psychothérapeute auprès de l’association. De nombreux usagers de psychostimulants comme la cocaïne ou le speed prennent désormais aussi de la kétamine.” Dénommée “ket”, “kéta” ou “spécial K”, la kétamine est devenue en quelques années une drogue récréative de premier choix. Et cela surprend même les acteurs de terrain. “Ce n’est pas en principe une drogue “durable”, s’étonne le psychologue. Dans les années 90, de nombreux collectifs organisateurs de raves se sont d’ailleurs cassé la gueule car ils n’arrivaient plus à gérer leur consommation de kétamine. Mais là, elle s’installe et c’est une première.” Même si les produits ne sont pas comparables, c’est un peu comme si le LSD, une drogue de niche, devenait tout à coup populaire et répandue. “Vu les risques pour la santé mentale, il vaudrait encore mieux que ces personnes consomment du LSD plutôt que de la kétamine…”
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Synthétisée pour la première fois en 1962 dans les labos de la firme américaine Parke-Davis, la kétamine est un puissant anesthésique et analgésique (antidouleur) utilisé en médecine humaine et vétérinaire. Le spécial K fut d’ailleurs largement (sur)consommé durant la guerre du Viêtnam par des GI’s blessés. L’histoire se répète. Comme la plupart des psychotropes, ce médicament à l’origine a été massivement détourné pour son usage récréatif. “Dès la fin des années 70, la kétamine a fait son apparition dans les premières discothèques gay de New York et sur les campus universitaires, explique Infor Drogues. Son usage a été assez marginal et expérimental jusqu’à l’apparition des nouvelles drogues de synthèse, comme les premiers comprimés d’ecstasy, au début des années 90.” Disponible sous forme liquide, mais le plus souvent en poudre ou cristaux, ce stupéfiant qui était principalement consommé dans les soirées clandestines sort donc aujourd’hui du bois et se retrouve désormais dans les discothèques, les clubs échangistes et les festivals de musique électronique.
Une puissante mafia doit exercer un gros marketing. Une drogue ne s'impose pas à cette échelle sans de telles structures.
Sortie ce mois-ci dans l’indifférence générale, la nouvelle étude “Drug Vibes” de Sciensano confirme pourtant ce constat. Interrogés sur leur consommation au cours du dernier mois, 11 % des usagers belges sondés déclarent avoir pris ce puissant anesthésique. Le phénomène est donc très loin d’être anodin. Selon cette enquête, la kétamine est désormais la quatrième drogue la plus consommée en Belgique, derrière le cannabis (78 %), l’ecstasy (27 %) et la cocaïne (26 %). “Ce qui laisse penser qu’il y a une puissante mafia derrière qui exerce un gros marketing car une drogue ne s’impose pas à cette échelle sans de telles structures, décrypte Maurizio Ferrara. Je remarque d’ailleurs que les prix ont explosé. De 15 ou 20 euros le gramme, on est passé à 50 ou 60 euros. Soit le même prix que la cocaïne.”
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Un profil surprenant
“Les quantités de kétamine saisies dans l’UE sont restées à des niveaux relativement élevés ces dernières années”, constate l’Observatoire européen des drogues dans son dernier rapport. Ce qui suggère une forte disponibilité sur le marché noir. “On en retrouve de plus en plus, nous confirment les Stups belges. En 2022, et pour la première moitié de 2023, les douanes de l’aéroport de Zaventem ont saisi respectivement 128 et 127 kg de kétamine. Les polices locales et fédérales ont aussi réalisé l’année dernière 706 saisies pour un poids total de 27 kg. Et en septembre 2022, 521 kg de kétamine ont été interceptés par la police fédérale de Flandre-Occidentale lors d’une perquisition dans le cadre du trafic de cocaïne vers le Royaume-Uni.” Il suffit de passer quelques minutes sur les réseaux sociaux pour s’en procurer... Selon la dernière enquête menée en 2019 par l’observatoire socio- épidémiologique alcool-drogues en Wallonie et à Bruxelles (Eurotox), 11,2 % des Belges francophones consommateurs de drogues (licites ou illégales) avaient pris occasionnellement de la kétamine dans l’année écoulée. “Et les demandes de traitement lié à l’usage problématique de kétamine sont en augmentation en Belgique: on en dénombrait 196 en 2015 contre 575 en 2020.”
L’enquête “Drug Vibes” 2023 brosse le profil de ces Belges férus de kéta. “Les femmes consomment cette substance plus régulièrement que les hommes. Elles sont respectivement 30 % à déclarer en prendre chaque semaine contre 20 % d’hommes.” Pourquoi? “Y trouvent-elles un plaisir intime supplémentaire?, s’interroge Maurizio Ferrara. C’est possible. En tout cas, alors que la consommation de drogues est un phénomène beaucoup plus masculin, j’ai plusieurs femmes en consultation qui en prennent quotidiennement.” Et l’enquête de Sciensano d’indiquer que près de 25 % des répondants âgés de 18 à 39 ans en consomment de façon hebdomadaire. Un phénomène qui toucherait surtout les classes socio-économiques les plus faibles. “28 % des répondants avec un CESS consomment cette substance chaque semaine contre seulement 9 % des diplômés universitaires. Les chômeurs prennent plus souvent de la kétamine que les personnes ayant une autre situation professionnelle.” Et notons que les deux tiers des consommateurs de kétamine prennent aussi d’autres drogues. “Étant donné que ce produit est un dépresseur, explique Maurizio Ferrara, l’usager se sentira mal s’il boit de l’alcool. La kétamine est donc en effet souvent consommée avec des psychostimulants comme la cocaïne, le speed ou des amphétamines modifiées comme la MDMA (ecstasy) ou la méthamphétamine.”
Expérience de mort imminente
Quels effets recherchent-ils? “Environ la moitié des personnes interrogées ayant consommé de la kétamine au cours du mois écoulé ont déclaré avoir utilisé cette drogue souvent ou très souvent pour “améliorer” une activité: écouter de la musique, pratiquer un jeu ou un sport...”, indique Sciensano. L’autre moitié la consomme pour se sentir exalté ou pour son côté euphorisant. “La kétamine a aussi des effets hallucinogènes, complète Infor Drogues. Elle ralentit les capacités motrices et induit des distorsions sensorielles au niveau de la vision, de l’ouïe, du temps ou du mouvement.” À forte dose, ce puissant analgésique peut provoquer un état dissocié, altérer la notion de réalité au point de sentir son corps se détacher de soi. C’est ce qu’on appelle une expérience de décorporation.
Certains consommateurs relatent aussi (et parfois recherchent) des cas de “K-Hole”, une sorte de bad trip se manifestant par une angoisse très forte, une perte d’identité et une incapacité à distinguer la réalité des hallucinations - souvent effrayantes. Cet état est parfois décrit comme une expérience de mort imminente. Les risques sanitaires ne sont pas à négliger. “Cette drogue est très addictive et il y a un gros effet de tolérance, poursuit Maurizio Ferrara. Les consommateurs réguliers doivent donc prendre des rails de plus en plus longs pour ressentir les mêmes effets. Ce qui impacte la paroi nasale, mais attaque aussi les reins, la vésicule biliaire et la vessie, surtout quand elle est mal “cuisinée” et écoulée sous forme de cristaux. Et on ne sait pas si ces lésions sont réversibles.” En raison de l’effet antidouleur, le consommateur risque aussi de ne rien ressentir s’il se blesse ou se brûle. Or le risque d’accident augmente, car la kétamine entraîne une difficulté à se déplacer normalement. La prise de ce stupéfiant peut aussi être associée à divers dommages aigus et chroniques dépendant de la dose, notamment une toxicité neurologique, cardiovasculaire et des problèmes de santé mentale tels que la dépression.

La “tusibi”, à base de kétamine, pourrait bientôt toucher l’Europe. © Adobe Stock
Ceci n'est pas de la cocaïne
Dénommée “tusi”, “tusibi” (en référence phonétique à l’hallucinogène 2CB qu’elle contenait à l’origine) ou plus communément “cocaïne rose”, cette nouvelle drogue ne comprend en réalité aucune trace de cocaïne. Commercialisée sous forme de poudre, elle est composée d’un mélange de kétamine, d’amphétamines ou de MDMA et de colorants alimentaires flashy. Très populaire en Amérique du Sud, on la détecte désormais sur le Vieux Continent, notamment à Ibiza. “Ce produit semble susciter un intérêt croissant des consommateurs”, alerte l’Observatoire européen des drogues. Un produit savamment marketé - parfois même aux senteurs de fraise - d’autant plus dangereux que sa composition varie fortement. Outre des amphétamines, il n’est pas rare d’y déceler des méthamphétamines, des benzodiazépines (puissants somnifères) et même de la phénacétine, un analgésique retiré du marché dans les années 80 pour sa très forte toxicité. Du côté d’Infor Drogues, heureusement, on ne décèle pas aujourd’hui de consommation significative en Belgique.