Les baptêmes étudiants, entre responsabilisation et dérapages

Le décès du jeune Antonin lors d'une bleusaille vient entacher un peu plus la réputation du folklore étudiant. À quelques jours de la Saint V, quelle est la réalité de cette tradition séculaire?

les dérives du baptême étudiant
@ Reporters

"Gueule en terre!" Dans un hangar agricole de Sart-Custinne, ce samedi d’Halloween, se déroulait le baptême de 300 étudiants. ­Parcours initiatique, clashes, baignoire de sang, mais “pas d’alcool”. Ce n’est qu’après que les tout nouveaux baptisés ont fêté cela. En chantant. En dansant. En buvant des chopes. Antonin a été vu en train d’en avaler à 7h30 le dimanche matin. Deux heures plus tard, on le retrouvait inconscient. Des étudiants en infirmerie ont tenté de le réanimer. Sans succès. Mais dans quel état étaient-ils eux-mêmes? Les secours ont été appelés. En vain. Un témoin plus âgé, venu s’enquérir, décrit la consternation, le choc, le silence qui régnaient dans la jeune assistance.

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Un silence que nous avons entendu ailleurs… À part la ministre Glatigny qui veut “durcir les règles encadrant les baptêmes”, pas de réaction, alors que nous en attendions pourtant. Ni des autorités académiques de l’IESN, la Haute École que fréquentait Antonin, ni du cercle de l’IESN qui a organisé le funeste baptême, ni de la Fédération des étudiants francophones. Condo­léances à la famille. Mais alors, qui blâmer pour faire son deuil? La fatalité? Des comitards irresponsables? Le folklore étudiant en général?

La baignoire est la même, pas l’encadrement

Sincèrement, les pratiques ont évolué.” “Christobalt” anime, depuis sept ans, un magazine numérique, rassemblant une communauté de plus de 10.000 individus, consacré à l’actualité de la guindaille. Baptisé en 2005, comitard pendant sept ans, il se rend régulièrement comme “ancien” à des baptêmes. “Les baignoires, le parcours, ça, ça reste. Par contre, l’encadrement est vraiment différent. Il y a une attention plus soutenue de la part des comitards vis-à-vis de l’intégrité des bleus et des bleuettes. On les considère maintenant bien plus comme des “personnes”. La bleusaille, ça a toujours été un jeu de rôle visant à mettre les nouveaux étudiants sur un pied d’égalité pour fédérer des amitiés et créer une forme d’humilité. Et le rôle des bleus se réduisait, avant, à peu de chose si ce n’est appartenir à une catégorie de “nouveaux”. Maintenant, on adopte beaucoup plus une forme d’écoute particulière. On prend en compte les choix alimentaires, on a de plus en plus de végétariens ou de vegans. On fait également attention à respecter l’identité sexuelle de la personne. Hétéros, gays, lesbiennes, non-binaires…, la guindaille est inclusive! Et par rapport à l’alcool, un grand travail de responsabilisation a été réalisé.

baptême étudiant

Des étudiants à la Saint V. @ BelgaImage

La lutte contre les méfaits de l’alcool a percolé, au moins en partie, au sein du folklore étudiant. Ainsi, certaines bleusailles se déroulent sur un mode alternant la consommation d’eau et de bière. Certaines activités sont arrosées de bière sans alcool. Les concours du “roi des bleus” ou “reine des bleuettes” sont supprimés dans certains cercles où se juge la capacité des participants à “affonner” des 0 %. Les changements décrits par “Christobalt” s’illustrent-ils par la baisse d’incidents? Il n’y a pas de statistiques en matière de baptêmes, encore moins en matière de dérapages. Tentons, néanmoins…

Incidents en hausse

La proportion des baptisés parmi les étudiants varie selon les époques et les facultés. Entre 5 % et 45 %, actuellement. Sur les trente dernières années, le nombre des étudiants a, lui, presque doublé. En Fédération Wallonie-Bruxelles, ils étaient 114.000 en 1991 à fréquenter universités et écoles supérieures, ils sont dorénavant 206.000. Mécaniquement, le nombre de baptisés devrait être plus important, sauf qu’il y a un tassement voire un léger reflux dans la proportion de baptisés. Un indicateur: le nombre de participants à la “grand-messe” de l’ULB, la Saint-Verhaegen - qui aura lieu cette année ce 19 novembre, sans cortège, au Sablon et avec le Covid Safe Ticket - tourne depuis trente ans autour de 6.000. Certaines années un peu plus, d’autres un peu moins. En gros, le nombre de baptisés est sensiblement le même, la baisse de la proportion étant compensée par l’augmentation du nombre d’étudiants.

Les “dérapages” sont encore plus compliqués à estimer. Il s’agit ici d’actes suffisamment graves et non tus par les victimes pour avoir fait l’objet d’une recension par la presse. De 1991 à 2003, la majorité des incidents ont eu trait à des brûlures provoquées par l’utilisation de produits corrosifs: on a pu dénombrer 6 personnes brûlées. Deux étudiants ont par ailleurs trouvé la mort à la suite d’une chute provoquée par un taux important d’alcoolémie: en 1997 et 1998. Pas d’incidents répertoriés entre 2003 et 2010. Mais, cette dernière décennie, c’est l’hécatombe. En 2010, une bleuette tombe dans le coma à Louvain-la-Neuve. En 2012, un étudiant déguisé en femme est violé lors d’un baptême à HUBrussels. En 2013, une étudiante tombe dans le coma à l’ULiège après avoir ingéré une grosse quantité d’eau et un étudiant se noie à l’UCLouvain après une guindaille. En novembre 2018, un étudiant décède d’un arrêt cardiaque lors d’un “rallye des parrains” à Liège. Deux mois plus tard, un étudiant perd la vie lors d’un baptême à Leuven.

étudiante baptisée

@ BelgaImage

L’impunité des dérives

À la même période, en novembre 2018, le rectorat de l’UCLouvain ferme un cercle suite à “des constats avérés de traitements dégradants, de violences physiques et morales et d’attentats à la pudeur lors de baptêmes”. Ce 29 septembre 2021, une étudiante née en 2003 fait une chute du 2e étage lors d’une activité de cercle à Louvain-la-Neuve. Le lendemain, une autre étudiante de Louvain-la-Neuve est hospitalisée aux soins intensifs à la suite d’un concours “d’à-fonds”. Et puis, maintenant, Antonin à Sart-Custinne (un de ses camarades en coma éthylique a été hospitalisé aux soins intensifs). La “responsabilisation” dont parlait “Christobalt” semble avoir ses limites.

Les cercles étudiants ont eu très peur en 2013.” La femme qui s’exprime possède un profil particulier: elle n’est ni “baptisée”, ni “comitarde”. Logeuse d’étudiants à Liège depuis des années, elle occupe un poste d’observation de choix. Interpellée par les témoignages qu’elle recueillait en matière de bleusaille, elle décide de créer, à plus de 55 ans, en 2011, “Abus de baptême”, un site consacré aux dérives du folklore estudiantin. “Ce qui m’a décidée, c’est l’histoire d’une étudiante que j’hébergeais. Elle participait à la bleusaille du cercle de médecine vétérinaire et cela avait été une vraie catastrophe. On l’avait enfermée dans une maison et on l’avait obligée à rester à genoux pendant une douzaine d’heures. Elle en a gardé des hématomes pendant trois mois.” Elle a pu constater l’évolution des pratiques des comitards durant de nombreuses années. En 2013, lorsqu’une jeune fille est tombée dans le coma, il y a eu une sorte de ressaisissement. En fait, les cercles pensaient qu’il était possible que les autorités interdisent purement et simplement les baptêmes. Lorsque la justice a décidé en 2017 la suspension du prononcé pour quatre comitards et l’acquittement pour une comitarde impliqués dans ce coma, ça a été un ­soulagement pour les cercles. Mais également un signal clair à tous les comitards: “continuez comme avant, même les responsables d’un coma n’ont pas été inquiétés”.” De fait, après ce coma de 2013: pas d’incident pendant cinq ans. Cela reprendra en 2018. Coïncidence ou causalité?

Balance ton folklore

“Anna” a 21 ans. Elle est étudiante en journalisme à l’ULB. Elle s’est fait baptiser il y a trois ans dans un autre cercle que celui qu’elle aurait dû logiquement fréquenter. “Philo et lettres, c’est trop trash.” Elle ne regrette en rien son expérience. “Ça met tout le monde dans le même bain, ça a créé de vraies solidarités.” Elle note un réel changement dans la mentalité, lié, selon elle, au mouvement #MeToo. Une version de ce mouvement a éclos sur le campus ULBiste. “Balance ton folklore” a mis en lumière les dérives sexistes et de harcèlement ­présentes dans les bleusailles et la vie étudiante. “Clairement, je me sens respectée. Il y a une vraie écoute. Ça a pu “clasher”, mais les règles du jeu de rôle ne sont plus ambiguës. Pas de pression. Et personne n’oblige à rien. Après, on ne pourra jamais empêcher quelqu’un de décider de boire trop. Et puis, pour les quelques dérives de comitards, il faut être réaliste. Il y aura toujours des trous du cul…

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