
Pourquoi les échecs scolaires sont inquiétants: «Nous assistons à une faillite du système scolaire et de santé»

Dominique a trouvé sa fille en larmes, blanche et tétanisée à quinze minutes de son examen de biologie. Elle a réalisé une prise de sang pour comprendre l’épuisement de l’adolescente, sans réponse médicale. Pour la fille de Philippe, en rhéto, chaque examen a représenté une montagne à gravir. Son papa, très inquiet, a constaté une perte du sens même de la scolarité dans le chef de sa fille. Il n’est pas le seul. Luc a été appelé par l’école parce que sa grande se coupait les poignets de stress. On l’a envoyée voir une psychologue. Mais entre-temps, la session d’examens a été difficile à mener à bout. Les taux de réussite aux CE1D (2e secondaire) et au CESS (6e secondaire) ne seront connus qu’en septembre. Mais les résultats du CEB, pour les sixièmes primaires, donnent une première idée. Ils affichent le taux de réussite le plus faible depuis dix ans…
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Le taux de décrochage décroche
On ne doit pas s’attendre à ce que les secondaires fassent exception. Les universités non plus. “Les échos qui nous reviennent indiquent des résultats scolaires catastrophiques. Beaucoup de jeunes n’ont même pas présenté leurs examens. On est face à une vague de décompensations. Les 13-25 ans sont les plus impactés, et les filles encore plus”, s’alarme Sophie Maes, pédopsychiatre qui dirige l’unité pour adolescents au centre hospitalier psychiatrique Le Domaine, à Braine-l’Alleud. “Les jeunes sont face à des profs épuisés, à la limite du burn-out. Or le premier symptôme du burn-out, c’est la perte d’empathie. Les écoles ont remis un niveau d’exigence élevé et une pression importante alors que rien n’a été mis en place par rapport aux épuisements psychiques. Nous assistons à une faillite du système scolaire et de santé. Dans le même temps, les engagements de psychologues supplémentaires mis en place pendant le Covid ne seront pas renouvelés. Or les séquelles sont toujours vives.” Éric Van Haute, un prof de l’ULB, abonde. Juin a constitué une vague d’échecs, une hécatombe. “On n’a jamais connu un tel taux d’échecs. Certains ne se présentent même pas.” Pour la seconde année de droit, il évalue la réussite à 15 %.
Le Covid a profondément touché la santé mentale de la population, en particulier des plus jeunes. Le constat est partagé sur le plan international par l’Organisation mondiale de la santé (OMS) qui vient d’appeler à une transformation profonde de la prise en charge des plus fragiles tandis que l’Unicef a fait le calcul: en Belgique, un jeune sur six souffre de troubles mentaux. Ainsi, alors que le nombre de délivrances d’antidépresseurs avait diminué entre 2018 et 2019 dans la plupart des catégories d’âge, celles-ci sont significativement reparties à la hausse en 2020 pour les 19 à 24 ans: +10 % en un an.

Cours en distanciel, masques en classe, profs épuisés… Le Covid a déjà perturbé trois années scolaires. © BelgaImage
La crise sanitaire a précipité des milliers de jeunes sur une pente glissante, voire dans un gouffre. Voici un an, les hôpitaux psychiatriques tiraient déjà la sonnette d’alarme. Les choses ont empiré. Trop souvent, la session d’examens a été la goutte qui a fait déborder un vase déjà bien plein. Crises de panique, scarifications, tentatives de suicide, impossibilité à se présenter aux épreuves, les catastrophes ont touché énormément de jeunes. Alors que le taux de décrochage est habituellement de 10 %, il est passé à 30 %. “Depuis la session de juin, on a encore plus de jeunes en souffrance. Tous les jeunes que je rencontre ont décroché depuis quatre à six mois”, témoigne Sophie Maes, qui a actuellement 75 ados sur liste d’attente. Elle prédit une troisième vague psychiatrique chez les jeunes dès la mi-septembre. Dans toutes les unités psychiatriques francophones, on constate un délai de quatre mois d’attente. Habituellement, en septembre, les jeunes ne se présentent pas parce qu’ils entament une nouvelle année, porteuse d’espoir. Depuis le Covid, ce n’est plus vrai.
Le programme avant tout?
“On attend des jeunes qu’ils aillent bien spontanément. C’est faux. La résilience ne se manifeste que chez les plus forts d’entre eux. On les a privés d’une ressource indispensable pour grandir: la socialisation. Les ados ont besoin de se confier les uns aux autres. Ils ne sont pas capables de penser seuls comme les adultes. Ils pensent ensemble. On a rompu ces liens, explique Sophie Maes. Certains ne se confient plus à personne, de peur de passer pour faibles.” Nombreux sont ceux qui ne sont pas encore remis de cet isolement. Certains ados n’ont jamais connu de sortie et n’osent toujours pas se lancer aujourd’hui, préférant le canapé familial, une pizza et Netflix. Les écoles auraient dû créer un climat de sécurité affective pour qu’ils puissent se reconnecter. “C’est beaucoup plus utilisé en pédagogie Freinet où il y a nettement moins de harcèlement et de décrochages. Les ados ont besoin de se soutenir entre eux pour réussir. Il faudrait prévoir ça dans les grilles horaires. Mais la volonté politique n’y est pas”, explique encore Sophie Maes.
Du côté des écoles et des professeurs, peu de commentaires sinon cette inquiétude obsessionnelle d’un nivellement par le bas. La peur de diplômes au rabais l’emporte sur la santé de toute une génération. On fait valoir que des coupes sombres ont été pratiquées dans les programmes en raison du Covid et que les programmes adaptés qui ont été mis sur pied ont été faits dans l’incohérence. Certes, dans les écoles, face à la multiplication des échecs, les conseils de classe ont tenté de sauver pas mal d’élèves. Mais le cri du cœur concerne plutôt le spectre d’une génération Covid massacrée par des diplômes au rabais. Sauf que… “Nous étions déjà avant le Covid le pire pays d’Europe en matière de redoublement, dénonce Didier Bronselaer qui dirige le seul centre de réussite scolaire francophone belge, à Waterloo, depuis trente ans et a écrit plusieurs ouvrages sur la question. Or les jeunes ont fait face à la troisième année scolaire marquée par de très mauvaises conditions. Je vois des ados qui ont enregistré jusqu’à 200 heures de fourche, mais on a exigé d’eux qu’ils soient évalués sur des matières non vues en classe. On aurait dû en profiter pour passer à des évaluations plus formatives. Mais non. On a repris les mauvaises habitudes. Nous sommes le seul pays d’Europe à évaluer à Noël et en juin. Cela ne se fait même pas en France ni aux Pays-Bas. Notre enseignement travaille la tête dans le guidon, dans un cadre clos.”