

Le monde sans fin fut le livre le plus vendu de l’année 2022. Cette bande dessinée réalisée par Christophe Blain au pinceau et, au scénario, par Jean-Marc Jancovici, l’inventeur du concept de “bilan carbone”, axe son propos sur la manière de se débarrasser des énergies fossiles. Et montre que la transition énergétique vers la décarbonation ne peut pas reposer que sur le renouvelable. La durabilité aurait ses limites. Celles-ci atteintes, il conviendrait selon Jancovici de recourir à ce qui est le tabou de l’écologie politique: le nucléaire. Ces concepts de limite figurent sur My2050, un intéressant outil proposé sur le site climat.be du SPF Environnement. Différents curseurs permettent de simuler l’effet de certaines mesures dans différents secteurs: transports, bâtiments, industries, offre d’énergie, agriculture. L’indéniable côté ludique de la simulation ne parvient pas à cacher que parvenir à la limite du 100 % renouvelable à l’horizon 2050 tient quasiment de l’impossible.
“Oui, il y a des limites, affirme le Dr Francesco Contino, professeur spécialisé en énergie à l’UCLouvain. La première d’entre elles est une limite minimale que les membres de l’UE se sont engagés à respecter: 13 % de sources d’énergies renouvelables pour la consommation finale d’énergie.” Si, en 2020, 13 % de la consommation finale d’énergie en Belgique provenait de sources d’énergies renouvelables, ce pourcentage était en réalité flatteur: la consommation totale était en baisse, à cause du confinement et de différentes mesures sanitaires. En 2021, cette consommation totale a bondi. La part de SER ne représente plus qu’à peine 10 %, en dessous de la limite imposée par l’Europe. Le cabinet de la ministre de l’Énergie Tinne Van der Straeten nous a répondu que grâce à un “rachat de transfert de statistiques” conclu avec le Danemark, nous respections cette limite de 13 %. Coût: 8,8 millions d’euros…
“Une autre limite est capitalistique, avance Francesco Contino. Il faut investir dans ces technologies et changer les infrastructures, les systèmes de stockage, renforcer les réseaux électriques, etc. C’est une limite. Mais, en même temps, ce sont des capitaux bien investis et qui seront rentables.”
Ces investissements ne doivent pas masquer une problématique purement économique. Il convient, en effet, de prendre en compte le marché de l’emploi. Le Pr Bertrand Candelon, économiste, développe. “La création d’activités vertes, induite par ces investissements, sera importante. Isolation, panneaux solaires, infrastructures, nouveaux équipements… Mais cela nécessite qu’il y ait une transition vers un nouveau marché de l’emploi. Il y a cette limite à prendre en compte: les capacités de formation de nouvelles ressources humaines. Cela nécessite qu’il y ait également un environnement entrepreneurial adéquat. En Belgique, ce n’est peut-être pas optimal. En Europe non plus d’ailleurs. Regardez: 2035, interdiction des moteurs thermiques décrétée par l’Europe. Les batteries électriques vont venir de Chine et une partie du charroi électrique viendra des États-Unis. Notre performante industrie automobile européenne qui est un gisement d’emplois risque d’être balayée. Il y aura bien un gisement d’emplois verts en matière d’automobile, sauf qu’il ne jaillira sans doute pas chez nous. Limite économique, donc…” Il en est d’autres. Relevées dans le camp même de ceux qui semblaient vouloir s’en affranchir…
Julien Vandeburie, docteur en sciences géographiques, est l’ancien conseiller énergie du parti Écolo et chercheur associé d’Etopia, le centre d’animation et de recherche en écologie politique. Il a écrit en 2018 avec Jean-Marc Nollet, l’actuel coprésident d’Écolo, Terre, mer, soleil: 10 mensonges des nucléaristes et 3 scénarios verts pour quitter l’énergie nucléaire en 2025 & fossile en 2050. Son discours a pour le moins évolué. “Il y a une limite technique. Que l’on peut apercevoir déjà maintenant. En effet, nous avons produit la même quantité d’énergie verte en 2021 qu’en 2020. Alors que nous avions plus d’installations. Pourquoi? On constate, avec pas mal de craintes, une baisse de rendement des éoliennes par modification du régime des vents suite au réchauffement climatique.”
La quantité d’énergie produite par l’éolien, même ajoutée au solaire, n’atteindra jamais plus que la quantité d’électricité produite actuellement dans notre pays.
Cette limite technique n’est pas que circonstancielle et liée au climat. Elle est également structurelle. “Pour faire marcher une éolienne, il faut un vent de qualité. La qualité du vent est fonction de l’espace dégagé devant lui. Il faut un espace minimum nécessaire pour une éolienne. Et nous n’avons que 63 km de côte. Il y a donc une limite technique au potentiel du parc éolien. Si on pousse au maximum ce potentiel, la quantité d’énergie produite par l’éolien, même ajoutée au solaire, n’atteindra jamais plus que la quantité d’électricité produite actuellement dans notre pays.” En 2021, la Belgique consommait, toutes sources confondues, l’équivalent de 500 TWh d’énergie. L’électricité représente 20 % de ces 500 TWh. Les 100 TWh d’électricité sont actuellement produits à 43,5 % par le nucléaire, à 30 % par le thermique non renouvelable, à 14 % par l’éolien et à 6 % par le solaire. Conclusion: l’électricité représente 20 % de l’énergie totale consommée. Et ces 20 % sont produits grâce à 20 % d’énergie renouvelable. Julien Vandeburie prévoit que les énergies renouvelables pourraient, au maximum, produire la quantité actuelle d’électricité. Soit 100 TWh d’énergie “verte”. Sur un besoin global de 500 TWh…
“Maintenant, imaginons qu’on parvienne à isoler au maximum les bâtiments, qu’on fasse des économies d’énergie sur le chauffage qui par ailleurs ne fonctionnerait seulement qu’avec de l’électricité: on n’a plus besoin que de 400 TWh. On se passe des énergies fossiles pour le transport et on roule moins en voiture mais uniquement avec de l’électricité. On passe à une agriculture moins gourmande en engrais et on imagine que l’industrie se passe du fossile. Pour certains secteurs c’est carrément impossible, mais admettons, pour la beauté de l’exercice. Bref, on passe à un besoin total de 300 TWh, fourni par l’électricité. Il nous manque tout de même 200 TWh en énergie verte.”
Comment faire? La biomasse? Là aussi, ce mode de production d’énergie renouvelable est limité. Moins d’un demi-pourcent (0,46 %) de l’électricité est produite actuellement avec de la biomasse. On pourrait selon certaines hypothèses parvenir à produire 20 TWh en biomasse. Même en doublant cette hypothèse, il manque plus de 150 TWh. On pourrait se dire qu’une interconnexion électrique européenne performante de la Suède au Portugal en passant par la Belgique - interconnexion qui n’existe pas - pourrait suppléer. Elle le pourrait, à condition qu’on la construise. Elle le pourrait mais en partie… On comprend mieux pourquoi Jean-Marc Jancovici, Jean-Pascal van Yperseele, l’ancien vice-président du Giec et notre interlocuteur, Julien Vandeburie en viennent à considérer le nucléaire comme incontournable. “J’ai retourné les chiffres dans tous les sens: il semble impossible de se priver de cette source d’énergie à bas carbone.”
“Une autre limite, c’est que la production d’électricité renouvelable, elle ne se stocke pas bien. Donc, on devrait “déplacer” nos consommations. Une grande conséquence de cette réalité - dont on a assez peu discuté - c’est que dans l’optique 100 % renouvelable en 2050, eh bien il faut travailler l’été. On ne prend pas de vacances en été, en fait. Parce qu’il y a du soleil, donc de l’électricité qui fait tourner l’industrie…” On constate déjà ce type de problématique avec les panneaux solaires: il faudrait consommer pendant que les panneaux produisent.
Mais appliquer cela à l’échelle d’une société? “Comment on fait pendant la journée? On voit très bien ce par quoi il faut passer: obliger les gens à changer leurs comportements. Comme pour “Good Move”, mais en bien plus fort et dans de nombreux domaines: l’alimentation, la façon de travailler, la façon de se loger… On a beaucoup dit que le renouvelable permettait la décentralisation et la reprise en main de l’énergie par le citoyen. En réalité, le renouvelable, c’est de la super-centralisation. On ne choisit presque plus rien. Et ça, pour moi, c’est la limite la plus importante du renouvelable. Et la plus dérangeante. Avec les changements comportementaux qu’il induit, le 100 % renouvelable n’est que peu compatible avec la démocratie.” Voilà qui pourrait parer le nucléaire de vertus philosophiques jusqu’ici insoupçonnées…