Une entreprise "durable", est-ce vraiment possible ?

Vous voulez donner du sens à votre travail? La notion de “business soutenable” semble tout indiquée. À moins que ces deux termes ne soient antinomiques...

entreprise durable
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Gagner sa vie, oui… mais tout en faisant attention au sens dans son travail. Il n’existe pas encore aujourd’hui de données précises concernant le ­nombre de personnes se réorientant vers des boulots avec un impact plus positif pour l’environnement ou la société en général. Mais la tendance, elle, est bien là, s’accordent les observateurs. Surtout depuis la crise sanitaire, qui en ­quelques semaines a provoqué une déflagration dans le monde du travail et remis en question nombre de repères et manières de fonctionner. Face aux enjeux climatiques et sociaux qu’il n’est plus possible d’ignorer, de plus en plus de jeunes se détournent des grosses boîtes traditionnelles pour se diriger vers des structures étiquetées soutenables. Être une entreprise durable, pour faire simple, c’est veiller à son impact sur le vivant, mais aussi au bien-être de ses travailleurs.

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Sauf que, précisément, prétendre à une entreprise durable n’est pas si simple. Déjà parce qu’il n’existe pas de définition formelle ni exhaustive de ce que cela représente. Puis, ces deux termes peuvent sembler par nature antinomiques: comment une organisation qui produit peut-elle avoir un impact réellement bénin pour l’environnement? Aujourd’hui, les entreprises qui affichent un bilan carbone neutre n’y parviennent qu’en compensant leur impact négatif sur la planète grâce à des forêts replantées ici et là, ou autre action équivalente. Pour tenter de faire évoluer la société dans la bonne direction, l’ONU a mis en place un agenda 2030, fixant 17 objectifs de développement durable à atteindre, autant pour les États que pour les organisations. Parmi eux, la production responsable, la lutte contre le changement climatique, le travail décent mais aussi la croissance économique. Mais est-ce vraiment possible d’entreprendre en étant durable?

“C’est possible et même primordial”

Selon Valérie Swaen, professeure à l’UCLouvain. Elle enseigne le marketing durable et la responsabilité sociétale de l’entreprise (RSE) à la Louvain School of Management. 

“Aujourd’hui, le progrès social et environnemental est au cœur des projets entrepreneuriaux. Il n’y a plus beaucoup de jeunes qui veulent lancer une entreprise juste pour faire de l’argent, sans se soucier des défis de la société. Cela incite d’ailleurs les grandes entreprises, qui souffrent parfois d’une image négative sur ces questions-là, à revoir leur modèle, au risque d’être en difficulté pour embaucher de nouveaux collaborateurs. Toute organisation se doit actuellement de se poser des questions essentielles à notre survie, concernant l’impact de ses décisions sur l’environnement et la société. Être durable, c’est possible et même primordial. Depuis plusieurs années, il y a donc différents mouvements qui émergent en ce sens. On observe notamment le développement d’“entreprises sociales” qui cherchent à équilibrer des résultats financiers et des résultats sociaux et/ou environnementaux, ou encore des “entreprises à mission”. Puis il y a les directives européennes, qui incitent les entreprises, à commencer par les plus grandes, à être transparentes sur leur impact social et environnemental. Cela motive ces grandes entreprises à prendre des actions correctives pour montrer qu’elles progressent: il n’existe pas de grande organisation aujourd’hui qui ne soit pas en marche sur ces questions-là.

À l’échelle internationale aussi, des certifications se mettent en place: le mouvement B Corp regroupe par exemple les entreprises évaluées comme agissant dans l’intérêt public général (réduction des inégalités, de la pauvreté, etc.), en les encourageant à l’amélioration continue, notamment en fonction des objectifs de développement durable définis par l’ONU. Si aucune ne peut se targuer d’être 100 % durable aujourd’hui, Patagonia, certifiée B Corp, reste un exemple vers lequel tendre. L’entreprise californienne, spécialiste des vêtements de sport, éco-conçoit ses produits, organise le marché de seconde main et met en place un système encourageant la réparabilité de ses vêtements afin qu’ils durent le plus longtemps possible. Son business model est donc particulier puisqu’il se base non pas sur le fait de vendre le plus de produits possible, mais davantage sur les bénéfices engrangés par les services associés à la durabilité de ses produits. En termes de gouvernance, Patagonia est également inspirante: par exemple, la totalité des bénéfices de la boîte sont désormais reversés à des associations qui luttent pour la protection de l’environnement. Cela rend leur approche très complète et influence positivement d’autres organisations, à l’image de l’entreprise française Veja.”

“Que met-on derrière le terme “durable”?”

Selon Kevin Maréchal, chargé de cours à l’ULiège. Il enseigne l’économie écologique, l’agroécologie et les questions de transition au sein de la faculté de Gembloux Agro-Bio Tech. 

“Tant qu’on ne revoit pas ce qu’est réellement la soutenabilité, il apparaît compliqué qu’une entreprise le soit. Aujourd’hui, le terme est mal défini puisqu’il y a une absence de hiérarchie entre les trois sphères du développement durable: on met sur un pied d’égalité l’économie, le vivant et le social. Or, l’économie est enchâssée dans un environnement qui en conditionne le fonctionnement. Il existe donc des limites. Le problème, c’est que sans les bonnes boussoles, c’est difficile de changer. On le voit par exemple avec le PIB: en tant que chef d’État, on souhaite logiquement maximiser le bien-être de ses citoyens.

Or, si la jauge pour évaluer ce bien-être est le PIB, cela ne fonctionne pas car cet indicateur omet beaucoup de facteurs et en intègre d’autres qui ne sont pas soutenables. De manière tout à fait équivalente, si une entreprise est mue par une comptabilité qui passe sous silence les externalités environnementales, cela ne fonctionne pas non plus. Pour l’instant pourtant, même s’il est reconnu depuis au moins une vingtaine d’années que le PIB n’est certainement pas le meilleur indicateur qui soit, il est toujours présent car la société est enfermée dans cette idée de croissance. Cet indicateur ne nous envoie pas sur le meilleur sentier de soutenabilité, et c’est la même chose pour les entreprises. On considère le mode d’organisation capitaliste comme un invariant que l’on conteste très peu. Par ­conséquence, on essaie de penser la transition écologique endéans des idéaux considérés comme immuables, en oubliant que même ces choses-là, on peut les faire évoluer.

Il faut donc revoir ce qu’est la soutenabilité, c’est-à-dire déposer une série de balises et dépasser une série d’injonctions, à commencer par l’impératif de croissance et de concurrence. Le vivant nous rappelle qu’il faut cesser d’être obnubilé par l’efficience pour réhabiliter la résilience. Il convient ensuite de voir à l’échelle d’une entreprise ce que ça pose comme questions: cela veut dire rebattre pas mal de cartes, comme par exemple penser ses boucles pour qu’elles soient le plus courtes possible, lutter contre l’obsolescence programmée, être ancré territorialement, essayer de cultiver chez son consommateur des liens et des prescriptions qui favorisent la sobriété, cultiver la coopération, réfléchir à une juste taille et à essaimer son modèle d’affaires plutôt que de croître, etc. Il n’est pas impossible de faire descendre sur la conception d’entreprise beaucoup de ces idées liées à l’authentique soutenabilité, mais il faut d’abord s’entendre sur ce que sont ces idées.”

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