
Un monde: le harcèlement, l'enfer de la récré

Rares sont les films qui parviennent à montrer sans démontrer, avec un tel degré d’empathie, d’humilité et de maîtrise cinématographique. Prix Fipresci du Festival de Cannes (sélectionné à Un Certain Regard), prix du meilleur premier film au BFI Festival de Londres, - il représentera même la Belgique aux Oscars -, Un monde est le portrait d’un frère et une sœur aux prises avec le harcèlement scolaire à l’école primaire. Formée à l’IAD, la réalisatrice Laura Wandel - qui cite volontiers le cinéma de Chantal Akerman ou d’Abbas Kiarostami - signe une œuvre de pur cinéma, radicale et sociale: tout est vu à hauteur d’enfant, quasiment en lieu unique dans la cour de récréation, afin d’immerger le spectateur dans le monde d’Abel et Maya. “Je voulais montrer que les frontières entre le harcelé, le harceleur et le témoin sont très poreuses. On a tous été à un moment de notre vie les trois. Dès l’écriture, j’ai eu envie d’explorer le point de vue de l’enfant et de travailler sur le hors-champ car cela fait participer le spectateur encore plus. Mon film est un état des lieux, je ne voulais porter aucun jugement, même pas sur les harceleurs car je suis convaincue que la violence vient d’une souffrance qui n’a pas été écoutée”, explique la réalisatrice.
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Parsemé de graines d’espoir, le film se déploie en immersion scolaire dans une veine naturaliste qui révèle une force de mise en scène rare. Les enfants ont répété chaque week-end pendant trois mois avec une méthode qui leur a permis de comprendre les situations, de jouer les intentions et de dessiner les scènes, “afin qu’elles imprègnent leur corps, car je ne voulais pas que les enfants récitent, je voulais qu’ils jouent avec leurs propres mots. Au tournage la caméra devait ensuite s’adapter à ce que faisait Maya. Quant au son, le film est construit comme une partition sonore. Chaque son, chaque cri est placé. Le brouhaha de la cour de récréation, c’est la B.O. de notre film”. Le résultat est brillant, poignant, sensoriel, jusqu’à ce geste final salvateur qu’on ne révélera pas, mais qui continue de nous faire du bien. Pour Bruno Humbeeck, psychopédagogue, “il s’agit rien de moins que du meilleur film que j’aie pu voir sur le harcèlement”.
Quel regard portez-vous sur le film de Laura Wandel, auquel vous avez participé?
BRUNO HUMBEECK - J’ai le souvenir d’une personne avec une sensibilité hors norme et d’une attention soutenue à ces sujets. Le film est vraiment son produit à elle. Le contenu est édifiant, très bien construit, émotionnellement prenant. Il montre aussi des parents et des enseignants désemparés, contrairement au téléfilm Marion, 13 ans pour toujours (adapté du récit de Nora Fraisse - NDLR) qui à mes yeux est un brûlot contre l’école. Je n’ai jamais vu d’enseignants qui se fichaient de ce que traversent leurs élèves. Un monde est un très beau support, il devrait être montré dans les écoles.
Beaucoup de scènes se passent dans la cour de récréation qui a une place majeure à l’école, comment définiriez-vous cet espace?
La cour de récréation est un territoire qui a longtemps été négligé par la pédagogie, or c’est un territoire au sens plein. C’est un espace fermé avec des groupes fermés, où les jeux de pouvoir sont permanents. Si vous lâchez un enfant dans une cour de récréation, il va se mettre à courir et crier pour prendre possession du territoire. Pour parler de l’actualité, ça n’est pas la série coréenne Squid Game qui a créé de l’agressivité mais son utilisation par certains élèves qui croient que le territoire récréatif leur appartient. La cour est un lieu de domination qu’il faut réguler comme un territoire, pour que tout le monde trouve sa place, y compris les filles. Il faut réguler, stimuler et ensuite apaiser.
Comment le réguler?
Séparer les élèves tout de suite en cas de conflit, et discuter ensuite les émotions dans des espaces régulés pour faire société au sein de l’école. Faire société, c’est aussi rappeler que les lois existent, qu’une insulte raciste est interdite dans la société adulte, et donc a fortiori à l’école, tout comme l’agression physique ou la menace. Sinon les plus forts feront eux-mêmes la loi et on se retrouve avec l’équivalent des fictions comme Sa majesté des mouches ou La guerre des boutons.
La réponse au harcèlement est-elle collective ou individuelle, et a-t-elle évolué avec le confinement?
Il faut outiller les écoles pour protéger les émotions dans des espaces régulés, et apposer des sanctions en rappelant la loi. En regardant le film, je me disais que si cette école avait été mieux outillée, il aurait pu y avoir une issue. Je crois à la diffusion des techniques. Il ne faut qu’un quart d’heure à un enseignant pour comprendre comment créer un espace de parole régulé ou un conseil d’éducation disciplinaire. Le confinement a eu un impact néfaste sur le cyberharcèlement, les agressions numériques ont augmenté. Mais il faut bien comprendre qu’il n’y a pas de cyber-harcèlement sans harcèlement “classique” préalable. Il est important de ne surtout pas séparer les diverses formes de harcèlement. Dès qu’un élève ressent une secousse émotionnelle, cela doit suffire.
Le harcèlement est-il genré?
Le harcèlement n’est genré que dans la forme, pas dans le fond ni dans l’intensité et on remarque autant de suicides chez les garçons que chez les filles. C’est une erreur de penser que les filles sont moins agressives, notamment sur les réseaux sociaux. À partir du moment où les choses sont vécues comme inconvenantes, inappropriées ou intrusives par un élève, elles doivent être considérées comme telles, et donc comme inacceptables. L’émotion se dit, elle ne se contredit pas. Protéger les émotions agit sur les comportements. Et dans 90 % des cas, cela permet d’en rester là, de ne pas empirer les choses. Protégeons nos émotions.
Un monde, réalisé par Laura Wandel. Avec Maya Vanderbeque, Günter Duret, Karim Leklou. En salle actuellement.
https://www.youtube.com/watch?v=2Y5emDgKQeQ