Quand les grands-parents sont séparés de leurs petits-enfants

La loi belge confère aux grands-parents le droit de voir leurs petits-enfants. Mais que se passe-t-il quand le père et la mère s’y opposent et entraînent leurs enfants dans des conflits de loyauté?

un grand-père avec sa petite-fille
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Je n’ai plus aucune nouvelle de mon petit-fils, je ne sais même pas s’il est toujours en vie”, lâche ce grand-père dépité, les yeux noyés. Dans sa villa cossue de la périphérie bruxelloise, ce médecin oncologue (nous l’appellerons Pierre) raconte l’épisode qui a mis le feu aux poudres. “Lorsqu’il avait cinq ans, je l’ai laissé faire du skateboard dans la rue devant chez moi. Une voie paisible à sens unique. J’ai eu le malheur de le filmer et d’envoyer la vidéo à mes belle-fille. Elle est devenue furieuse, m’a dit que j’avais trahi sa ­confiance et qu’elle ne me confierait plus jamais mon petit-fils.” La situation de Pierre n’est pas un cas isolé. Françoise (prénom d’emprunt), grand-mère de deux petites-filles âgées de 6 et 8 ans ne peut quasiment plus les voir. “Le courant n’est jamais passé avec mon beau-fils et celui-ci a manipulé ma fille. Il est très jaloux et m’interdit d’offrir à mes ­petites-filles le moindre cadeau, vêtement ou d’aller les chercher à l’école. Je n’ai même plus le droit de demander de leurs nouvelles!” Françoise voulait aussi leur payer l’inscription à un cours de danse car elles ne font aucun sport, mais cela aussi lui a été refusé. “Un autre jour, j’ai fait l’erreur de leur servir un spaghetti bolognaise… Mon beau-fils a trouvé que ce plat était inapproprié à leur alimentation. Mes petites-filles ne souffrent pourtant d’aucune allergie, mais ce plat était trop sucré à son goût. Dorénavant, je dois prendre chaque assiette en photo et la lui envoyer avant de pouvoir la servir à mes petites-filles! Il a même été voir les étiquettes des plats préparés vendus dans l’épicerie dans laquelle je les achète pour vérifier s’ils ne contenaient pas certains ingrédients…

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Jalousie envers un beau-parent ou de sa situation financière, conflits intergénérationnels sur l’alimentation ou l’éducation, disputes pour des queues de cerise… Comme cette mamie qui a eu le malheur de critiquer le plan de table lors du mariage de sa fille. Un autre témoignage interpelle. Celui de ce grand-père qui a perdu tout ­contact avec son fils unique le lendemain de son mariage. “Sans aucune nouvelle de lui, j’ai appris quelques années plus tard par l’entremise d’une vague connaissance que j’avais un petit-fils de trois ans. Ma femme et moi avons essayé de renouer le contact mais sans succès. Elle a commencé à devenir dépressive, surtout pendant la période des fêtes de fin d’année, en particulier à la Saint-Nicolas. Mon épouse est décédée quelques années après et je pense que ce n’est pas étranger à son chagrin. Aujourd’hui, je peux enfin voir mon petit-fils qui est âgé de 25 ans, mais son enfance et son adolescence m’ont été enlevées. Il me vouvoie et je ne serai jamais son confident.

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Le droit à nos racines

La relation entre des grands-parents et leurs petits-enfants est précieuse. Le droit belge, progressiste en la matière, le reconnaît même dans l’article 375 bis du Code civil: “Les grands-parents ont le droit d’entretenir des relations personnelles avec l’enfant”. Sauf dans les cas où l’exercice de ce droit est jugé contraire à l’intérêt de l’enfant. “Dans la pratique, déplore Pierre, actuellement en procès pour récupérer son droit de visite, cette loi est dénaturée car dès que les parents peuvent avancer qu’il existe un conflit de loyauté entre les générations, les juges ­donnent raison aux parents. Or, cette jurisprudence est archaïque car elle s’oppose aux découvertes de la psychiatrie moderne.” Et de citer, pour appuyer ses propos, les travaux mondialement reconnus d’Iván Boszormenyi-Nagy. Premier à avoir théorisé ces conflits familiaux de loyauté, ce psychiatre américain affirme que ces conflits sont inhérents à la nature humaine. Vouloir les éviter reviendrait à déraciner l’enfant, ce qui serait délétère pour lui. “Chaque enfant a droit au chaos dont il est issu”, expliquait-il. C’est-à-dire aux différentes ­narrations de son roman familial, quel que soit son passé généalogique. “Mais ces travaux ont été parfois mal compris ou mal traduits, poursuit Pierre. Sa veuve, la célèbre psychiatre Catherine Ducommun, a donc remis les choses au point dans son livre Ces loyautés qui nous libèrent. Ces conflits sont bien une source d’enrichissement, mais si on les exacerbe au lieu de tenter de les résoudre ensemble, ils vont devenir des clivages très néfastes pour le développement de l’enfant, conduisant parfois à des ­conduites autodestructrices, voire au suicide.

grands-parents

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Régulièrement consulté pour ces disputes intergénérationnelles, le psychothérapeute familial Jean-Claude Maes valide. “Il existe des papys et des mamies vraiment toxiques, mais dans la plupart des cas, ces conflits, même virulents, doivent pouvoir être gérés sans que l’enfant ne se sente déloyal envers ses parents ou ses grands-parents. Ce sera bon pour lui car ça lui montrera que la vie est complexe, que l’on peut entendre des vérités contradictoires et continuer à vivre.” Si on ne les résout pas, ces divergences ­risquent alors de devenir des clivages de loyauté, beaucoup plus dommageables. “L’enfant a alors l’impression que ses parents vont en mourir s’il se montre déloyal envers eux en disant qu’il aime ses grands-parents et veut les voir. Il est obligé de trahir une des parties, il se sent coupable et va alors chercher à justifier sa trahison en reprenant les critiques de ses parents, par exemple. Ce n’est pas bon pour lui. Le déni de filiation peut plonger les petits-enfants comme les grands-parents dans une souffrance extrême.

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Pour ce psychologue clinicien, de nombreux jugements rendus en faveur des parents prennent donc le problème à l’envers. “Si les grands-parents font appel à la justice, c’est justement pour sortir l’enfant de ce clivage de loyauté. Car la décision du juge lui permet de ne pas trahir ses parents. Il ne devra pas leur dire qu’il va voir ses grands-parents parce qu’il les aime, mais bien parce que le magistrat l’a décidé. Au lieu de donner raison aux parents et renforcer le ­clivage, le jugement pourrait donc le résoudre.

Parents radicalisés

Mais que montre exactement la jurisprudence? Les jugements sont-ils en grande majorité ­prononcés en faveur des parents? “Non, ce n’est pas du tout systématique, affirme Maître Michaël ­Mallien, avocat et professeur de droit à l’UNamur. Je viens justement de réaliser une chronique de jurisprudence à ce propos basée sur tous les jugements publiés de 2011 à 2016 et environ la moitié de ceux-ci sont en faveur des grands-parents. Il faut aussi comprendre que tout notre système d’autorité parentale est construit sur l’intérêt de l’enfant alors que ce droit d’entretenir des relations avec ses petits-enfants a surtout été prévu dans l’intérêt des grands-parents.” Tout dépend, donc, selon ce juriste, de la gradation du clivage. “Les jugements répètent qu’un enfant a besoin de savoir d’où il vient et la loi va aussi dans ce sens puisqu’elle stipule que c’est aux parents à prouver que cette relation est contraire à l’intérêt de l’enfant. Mais certains conflits sont jugés trop ­néfastes. J’ai défendu des grands-parents et je les ­comprends, mais certains essaient aussi par cette voie de reprendre le contrôle sur la vie de leurs enfants, de remettre en cause les choix éducatifs. Pas sûr que ce soit un cadeau pour l’enfant que de le replonger dans ce clivage.

En matière de droit de la jeunesse, le modèle applicable en Belgique se veut protectionnel et met exclusivement l’accent sur l’intérêt du mineur, mais deux visions semblent ici s’opposer. En cas de gros conflit, voire de guerre entre parents et grands-parents, certains préfèrent donner raison aux premiers afin de protéger l’enfant alors que d’autres estiment que la meilleure chose à faire pour garantir son développement personnel serait de le sortir de ce conflit par voie judiciaire. Une tendance de moins en moins présente en Belgique, selon Jean-Claude Maes. “J’ai quand même l’impression qu’il y a eu un basculement. Il y a vingt ans, j’avais en consultation des parents qui se désespéraient qu’on octroie un droit de visite à un grand-parent très dysfonctionnel, avec même parfois un ­risque de passage à l’acte incestueux. Aujourd’hui, la tendance est plutôt inverse, je vois des grands- parents plutôt bienveillants, qui font même très attention à ne pas contrarier les parents dans leurs croyances, et qui pourtant se font débouter au nom du conflit de loyauté. Je connais également plusieurs cas où le rejet des aïeuls est motivé par la radicalisation religieuse ou politique des parents”, explique encore ce psycho­logue de l’ASBL PREFER (Prévention, recherche et formation, emprise et résilience) qui contribue à prévenir les polarisations et les radicalisations en Région bruxelloise. “Mais je me mets aussi à la place des juges. Qui doit-on croire? Alors, dans le doute, par principe de précaution, on déboute ­souvent les grands-parents.” Attendues prochainement, de nouvelles statis­tiques judiciaires devraient permettre de confirmer ou non cette tendance.

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Dernière chance

Avant un éventuel procès devant les tribunaux de la famille, les parents et les grands-parents mécontents se retrouvent souvent en conciliation et médiation.

Les conflits intergénérationnels s’y traitent très bien et ces médiations permettent d’épargner du temps et de la souffrance aux différentes parties, explique Jean-Claude Maes, psychologue clinicien. Car, faute de moyens suffisants, les recours en justice sont longs. Si la procédure dure un an, par exemple, cela fera une année sans que les grands-parents puissent voir leurs petits-enfants. Dans le cas où ceux-ci sont très jeunes, ils ne reconnaîtront même plus leur papy et leur mamie après ce long laps de temps.

Mais si ces divergences intergénérationnelles dérivent en clivages de loyauté, c’est-à-dire en conflits où l’enfant est obligé d’être déloyal envers l’une des parties, la médiation ne peut fonctionner. “En cas de clivage de loyauté, ces conciliations sont du temps perdu. À tel point que les formations en médiation envisagent de plus en plus de permettre au médiateur de tout arrêter s’il a le sentiment que cela ne sert à rien.” Pour Pierre, la médiation, ou plutôt la tentative de médiation, s’est déroulée sous une pluie d’insultes. “Rien n’est communiqué au juge. Les parents peuvent venir vous insulter, prendre le papier attestant de leur présence et partir à la première séance.” Ce que regrette aussi Jean-Claude Maes. “Si cela était rapporté au juge, les parents ne pourraient pas ­prétendre être de bonne volonté. Mais vu la confidentialité de ces échanges, il n’en saura rien.

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