
Des crèches trop chères, trop rares, trop pleines : pourquoi le problème risque d'empirer

“J’ai l’habitude de dire: pour trouver une place dans une crèche, il faut entamer les démarches avant d’arrêter la pilule.” Jean-François Husson, spécialiste en politique de l’accueil de la petite enfance (UCLouvain) se veut volontairement provocateur. Son observation n’est toutefois pas très loin de la vérité. L’ONE conseille elle-même “d’inscrire Bébé... avant qu’il ne soit né”, idéalement dès le quatrième mois de grossesse. Les difficultés sont connues des parents qui les expérimentent malgré eux depuis des années. En réaction, les gouvernements francophones mènent des plans “Cigogne” en série (on en est au 4e).
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Pourtant, les chiffres ne rassurent pas. La Fédération Wallonie-Bruxelles compte 46.000 places aujourd’hui et devrait en créer 5.000 de plus en 2026, mais malgré les 27 projets lancés et les objectifs, la tendance est pour le moment plutôt à la baisse. On apprenait ainsi récemment par la ministre de l’Enfance Bénédicte Linard que ce nombre n’avait pas augmenté, mais bien diminué de 770 depuis le 31 décembre 2019. Ainsi, le taux de couverture n’est que de 37 %. C’est largement insuffisant bien que tous les parents ne cherchent pas un lieu d’accueil, préférant arrêter de travailler ou profiter de la disponibilité des grands-parents. Où sont donc passées les milliers de places promises aux parents? Sylvie Anzalone, porte-parole de l’ONE et sociologue, tempère d’abord: “Elles apparaissent en s’approchant de l’échéance du plan, car dans plusieurs projets, créer des places revient à construire un bâtiment”.
En 2025, il y aura 5.000 places de plus. Cela ne fera toujours qu’une place pour trois enfants.
2.000 familles en détresse
D’accord, mais on ne peut pas non plus nier les vraies difficultés, ce que Sylvie Anzalone ne fait pas, très objective dans l’analyse. Le secteur est séparé en deux catégories: le subventionné par l’ONE et le privé non subventionné. Le premier secteur affiche des progrès grâce aux financements publics. Dans le second, le nombre de places est par contre en chute libre. La raison? “Une dégradation de la situation économique”, a répondu la ministre au Parlement. Le secteur de la petite enfance a en effet été fortement impacté par la crise sanitaire, l’explosion des prix de l’énergie et l’inflation. Ainsi, selon la Fédération des milieux d’accueil de la petite enfance (FEMAPE), 2.000 familles ont été confrontées à une fermeture depuis lors. Delphine Binet, directrice de la crèche Les Bienveilleuses à Amay, est membre de la Femape. “Chaque semaine, je reçois 7 appels de parents. On a l’autorisation pour 14 places et nous sommes complets. En tant que directrice, ce n’est pas simple de devoir dire non à des parents en détresse.”
Laetitia Giampiccolo, directrice de deux maisons d’enfants privées à Uccle et à Forest, n’y va pas par quatre chemins: “Le gouvernement veut faire mal aux indépendantes”. Elle fait référence à la réforme du gouvernement qui doit être totalement opérationnelle en 2025. Celle-ci vise “à améliorer l’accessibilité et la qualité”. En réalité, elle a pour ambition de défendre le principe de la non-marchandisation de la petite enfance en mettant des bâtons dans les roues des indépendantes. Et ce malgré le fait que le privé non subventionné compte 11.800 crèches en Belgique francophone et représente 30 % de l’accueil total. Une décision du Conseil d’État en juin dernier a donné raison à l’ONE. Les indépendantes auront donc l’obligation de se constituer en société ou en ASBL. Cela implique des coûts supplémentaires.
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Des vocations découragées
“Si le gouvernement veut augmenter la qualité, personne ne s’y oppose. Mais il faut arrêter de penser que nous gagnons énormément. Si vous gardez 14 enfants, que votre loyer est de 2.000 euros et que vous devez embaucher une ou deux puéricultrices à temps plein qui coûtent 3.300 euros chacune, même en demandant 800 euros par mois par enfant, on ne roule pas sur l’or. Il faut encore payer les factures et, si possible, se rémunérer en tant que directrice”, ajoute la Bruxelloise. Au sein de la Femape, on craint que les indépendantes qui hésitaient déjà à cesser leur activité passent à l’acte d’ici 2025 et que celles qui pensaient se lancer vont être stoppées net dans leur élan. Suite à l’annonce du Conseil d’État, au moins 9 crèches, soit 188 places, ont déjà annoncé leur intention de fermer “prochainement”. Or la situation est déjà catastrophique, notamment pour compenser les départs à la retraite. Ce nouveau contexte fait donc baisser l’offre disponible, d’autant que le secteur est également touché par une pénurie de main-d’œuvre. Pour respecter les règles de 1 accueillante par 7 enfants, pour 7h36 de travail. Il faut donc plus d’une encadrante par jour pour 7 enfants, si l’établissement ouvre 10 heures par jour. Selon le moratoire, il faudrait 2.444 travailleuses pour encadrer les enfants dans les lieux d’accueil, mais elles ne sont que 2.134 selon les derniers chiffres avant l’été. En 2016, elles étaient 2.543.

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De plus, cela pourrait pousser les structures non subventionnées à hausser les prix. Des prix déjà très élevés. En moyenne, une famille paie 463 euros par mois pour mettre son enfant à la crèche selon la Ligue des familles. Mais ce montant varie fortement selon que l’établissement est privé ou subventionné. Dans le cadre du subventionné, le montant varie selon le revenu et la situation familiale (famille monoparentale, famille nombreuse, etc.). Les parents moins favorisés peuvent ainsi s’en sortir avec moins de 100 euros par mois contre environ 850 euros pour les publics aux plus hauts revenus. Dans le privé, les tarifs sont libres...
Un droit de l’enfant
Ce système a des répercussions sociales. Delphine Binet l’observe sur le terrain: “À une extrémité, on trouve des crèches un peu ghettos avec uniquement des personnes à très bas revenus. À l’autre extrémité, des espaces très chers s’occupant d’enfants issus de familles très aisées. Cela n’a aucun sens quand on prône la mixité, qui prétend rendre l’école égalitaire pour gommer au maximum les différences sociales, économiques et culturelles”. Les lieux d’accueil de la petite enfance en effet ne servent pas uniquement à garder des enfants pendant que papa et maman travaillent. Ils ont une véritable utilité sociale malgré le jeune âge des bambins. Jean-François Husson distingue deux courants. D’un côté, la thèse égalitariste. “Des travaux de sociologie démontrent chez les enfants venus de milieux défavorisés financièrement et culturellement des difficultés à apprendre comment apprendre, à développer des capacités cognitives. Cela implique la nécessité de créer une mixité sociale dès le plus jeune âge, car les apprentissages débutent à ce moment-là, bien avant 5 ans, l’âge d’obligation scolaire.” Les travaux du Suédois Gøsta Esping-Andersen démontrent notamment qu’un accueil de qualité au plus jeune âge améliore le parcours scolaire et la capacité à s’insérer dans l’économie de la connaissance. Il baisserait aussi le risque de recourir un jour aux allocations de chômage ou sociales. La vision de l’ONE s’inscrit dans cette optique. “Obtenir une place en crèche est un droit de l’enfant et non pas un droit des parents”, résume Sylvie Anzalone.
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Plus de crèches, moins de chômage
De l’autre côté, la thèse adéquationniste. Selon celle-ci, les places devraient être octroyées en priorité aux parents qui travaillent. Selon cette vision, l’accueil sert donc davantage aux parents qu’aux enfants. Les crèches ont initialement été créées pour ces raisons-là. Les premières sont apparues en Belgique autour de 1845. Elles étaient destinées aux enfants de femmes ouvrières. “Dans l’immédiat après-guerre, ces lieux se sont répandus au sein des services d’aide familiale pour aider les veuves qui devaient travailler”, explique le professeur Husson. La généralisation du service n’a pas été simple, car elle a dû traverser de nombreux débats de société sur le rôle des femmes dans les familles, la problématique de la séparation des bébés et de leur mère, les menaces pour l’intégrité physique et psychique des enfants lorsqu’ils étaient confiés à une personne tierce. Ce n’est qu’après la création de l’Office de la naissance et de l’enfance en 1983 que l’usage des services de garderie des petits bouts est progressivement devenu banal. Et même si on préfère la première thèse, on ne peut nier ce qui a été largement objectivé: plus de crèches égale plus d’emplois. Une étude de l’économiste Stijn Baert de l’université de Gand a notamment établi que près d’un tiers des parents passaient à temps partiel à cause de leur incapacité à payer une gardienne d’enfants. Par ailleurs, la difficile prise en charge des enfants ou d’autres personnes à charge est la raison citée par 9 % des inactifs pour justifier leur absence sur le marché de l’emploi.
Le manque de places dans les lieux d’accueil dure depuis des décennies et force est de constater qu’aucune solution structurelle n’a jamais été apportée par les gouvernements. “La société a évolué très rapidement en quelques décennies. Les couples dont les deux membres travaillent sont devenus légion, les grands-parents travaillent plus tard qu’avant, certains parmi ces derniers ne veulent tout simplement plus s’occuper des petits-enfants car ils sont en forme et veulent profiter de la vie, des parents veulent permettre à leurs enfants de sociabiliser, d’accéder facilement à la lecture, au théâtre, à un accompagnement qualitatif. Cela a fait exploser la demande. L’offre a du mal à suivre la cadence...”, justifie Sylvie Anzalone. De fait, la Fédération Wallonie-Bruxelles a du mal à assumer les investissements nécessaires pour des raisons budgétaires. “Le manque de moyens publics pour cette matière date des années 90. Or les miracles n’existent pas. Sans argent, la situation ne s’améliorera pas drastiquement. Les premiers perdants sont les enfants et leurs parents”, conclut Jean-François Husson.

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Encore trop d’abus?
Les faits divers impliquant des cas de maltraitance ou de négligence dans les lieux d’accueil de la petite enfance font régulièrement la une des médias et des réseaux sociaux. L’un des derniers en date concerne Céleste, une petite fille qui s’est étranglée avec le cordon d’un store en région liégeoise. À chaque fois, l’émotion populaire est grande. En Fédération Wallonie-Bruxelles, deux établissements fermeraient chaque année suite à des contrôles en raison de négligence ou de maltraitance. À titre de comparaison, en 2022 en Flandre, où le système est différent, il y en a eu... 27. Des agents de l’ONE accompagnent en effet les directrices de crèche lors de l’ouverture et mènent ensuite au moins deux contrôles par an. La législation francophone devient plus stricte réforme après réforme, et c’est une bonne chose. Elle régule tous les détails, des serrures aux fenêtres à la vidéosurveillance. Mais le risque zéro n’existera jamais pour autant...