
La Russie risque-t-elle vraiment d'envahir l'Ukraine?

À Moscou, Kiev et Washington, la possibilité d’une escalade militaire entre la Russie et l’Ukraine est de plus en plus ouvertement évoquée. Le 1er décembre dernier, le secrétaire d’État américain, Antony Blinken, affirmait détenir des «preuves» montrant que le Kremlin préparait «d’importants actes agressifs contre l’Ukraine». Les hauts responsables américains évoquent le chiffre de 175.000 soldats russes prêts à l’attaque pour l’année prochaine, images satellites à l’appui. Le 2 décembre, le ministre russe des Affaires étrangères, Sergueï Lavrov a déclaré que le «scénario cauchemar de la confrontation militaire» existait bel et bien. Et en Ukraine, le ministre de la Défense, Oleksii Reznikov, a estimé qu’une offensive russe pourrait avoir lieu fin janvier, «la période la plus vraisemblable» selon lui.
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Ce mardi 7 décembre, Joe Biden et Vladimir Poutine se sont entretenus sur le sujet, sans qu’aucune décision n’en découle. Pourtant, malgré toutes ces déclarations alarmistes, de nombreux spécialistes des relations internationales ne se montrent pas aussi inquiets, du moins dans l’immédiat.
Le lien entre l’Ukraine et l’OTAN au cœur des tensions
Pour comprendre cette reprise subite des tensions, il faut se replonger dans le contexte. En 2017, le parlement ukrainien a voté une loi établissant l’adhésion à l’alliance militaire de l’OTAN comme objectif stratégique. Une décision inscrite dans la constitution en 2019 et réaffirmée par le président ukrainien en 2020. Le but: protéger le pays avec l’aide des Occidentaux, alors que la Crimée lui a été prise par la Russie en 2014 et que Moscou «contrôle, de fait, les républiques séparatistes de Donetsk et Lougansk», comme le rappelle à l’Express Tatiana Kastouéva-Jean, chercheuse à l'Institut français des relations internationales (IFRI).
Sauf que du côté du Kremlin, cette extension de l’OTAN à l’Est a toujours été considéré comme un danger et une provocation, héritage des tensions héritées de la guerre froide. L’alliance comprend déjà aujourd’hui les pays baltes et la Norvège, tous pays voisins de la Russie. Voir l’Ukraine y adhérer aussi, cela équivaudrait à voir une grande partie de la frontière occidentale russe bordée par l’OTAN (seuls la Biélorussie et la Finlande n’en feraient pas partie). Une situation bien différente d’il y a 10 ans, lorsque Moscou avait son voisin sous sa botte lors de la présidence de Viktor Ianoukovytch.
La Russie estime que son inquiétude est d’autant plus justifiée que Kiev a renforcé récemment son armée. L’Ukraine a signé un contrat avec Paris pour acquérir des patrouilleurs de haute mer, acheté du matériel militaire au Royaume-Uni, obtenu des millions de dollars des USA, et a surtout acquis de puissants drones turcs Bayraktar l’été dernier. Comparé au conflit de 2014, Kiev est clairement mieux préparée. «Chose rarement mentionnée mais non moins avérée, l’armée ukrainienne récupère très régulièrement des villages dans la zone grise, sur la ligne de front. Elle s’est servie des drones au moins une fois. Peut-être qu’il pourrait y avoir une réplique plus affirmée de la part de Moscou si elle s’en ressert», déclare à TV5 Monde Arnaud Dubien, directeur de l’Observatoire franco-russe et chercheur associé à l’Institut de relations internationales et stratégiques (Iris).
«Secouer l’arbre ukrainien»
C’est pour toutes ces raisons que ce mardi, Vladimir Poutine a dénoncé les liens entre l’Ukraine et l’OTAN lors de sa conférence avec Joe Biden. C’est pour lui une «ligne rouge». Le président russe «ne bluffe plus, il est prêt à une action désespérée. Soit l’Otan fournit des garanties, soit la Russie envahit l’Ukraine», a estimé la spécialiste en politique russe Tatiana Stanovaya à l’AFP.
Mais pour l'heure, peu d’experts partagent la même analyse. L’idée est plutôt que le Kremlin tente de faire pression sur l’Ukraine pour qu'elle ne rejoigne pas l’OTAN, d’où les récents entretiens entre les deux grands pays. «La Russie peut intervenir. Mais est-ce qu’elle a intérêt à le faire maintenant? Le plus probable est que non. Si vous pouvez obtenir le même résultat sans faire la guerre plutôt qu’en la faisant, alors pourquoi attaquer?», juge auprès de TV5 Monde Florent Parmentier, secrétaire général du Centre de recherches politiques de Science Po (Cevipof) et spécialiste de la Russie et de l’Europe orientale. «On secoue l’arbre ukrainien, on regarde si des fruits comestibles en tombent et surtout si on nous laisse les manger».
L’Ukraine n’est pas naïve et a déjà tenu à mettre les points sur i. Le ministre ukrainien des Affaires étrangères, Dmytro Kuleba, a déclaré la semaine dernière que l’abandon du projet d’adhésion à l'alliance politico-militaire «n’est pas une option». «Nous avons une règle d’or dans la politique étrangère ukrainienne: pas de décision sur l’Ukraine sans l’Ukraine. Si quiconque, même nos plus proches alliés, prenait une décision liée à l’Ukraine dans notre dos, nous ne reconnaîtrions pas cette décision», a-t-il affirmé.
Trop de coûts pour la Russie
Imaginons que l’Ukraine persiste dans cette direction: cela pourrait-il amener à la reprise des hostilités avec la Russie, comme le craint Tatiana Stanovaya? Encore une fois, peu probable en l'état selon plusieurs experts, et ce pour plusieurs raisons. Il y a d’abord un aspect pratique. Tout le monde est d’accord pour dire que l’armée russe a la force de frappe nécessaire pour écraser son voisin. Mais «c’est une chose de défaire quelques unités ukrainiennes, c’en est une autre d’administrer les territoires. Cela paraît extrêmement compliqué», estime Arnaud Dubien. «La Russie ne dispose tout simplement pas d’effectifs suffisants pour cela», confirme à Libération Alexandre Goltz, expert militaire. Ce problème est d’autant plus épineux pour Moscou que selon les analystes, il n’y aurait en réalité pas 175.000 soldats russes près de la frontière ukrainienne mais plutôt 100.000.
Puis il y a le coût d’une telle attaque russe envers Kiev. «Si les hostilités éclatent, quel que soit celui qui aura tiré le premier, la Russie sait qu’elle sera tenue pour responsable et frappée de nouvelles sanctions», dit Arnaud Dubien à Libération. Logiquement, cela aura des conséquences. L'Union européenne a affirmé ce mardi être prête à adopter des sanctions supplémentaires contre la Russie dans ce cas de figure. Idem pour les États-Unis, Joe Biden évoquant de «fortes sanctions, entre autres économiques» en cas d’escalade militaire en Ukraine. Le conseiller américain à la sécurité nationale, Jake Sulliban, a même évoqué, entre les lignes, une mesure très concrète. «Si Vladimir Poutine veut que le futur Nord Stream II transporte du gaz [vers l’Europe, ndlr], il ne prendra peut-être pas le risque d’envahir l’Ukraine», déclare-t-il. Bref, l’Ukraine peut compter sur le soutien des Occidentaux, ce qui complique la tâche pour Moscou.
Même l’organisation d’une opération militaire russe contre Kiev paraît peu faisable en tant que telle. «Difficile d’imaginer une opération militaire d’une telle ampleur en plein hiver dans cette région. Et encore plus difficile d’imaginer une attaque venue depuis la Crimée, qui n’est reliée à l’Ukraine que par un étroit isthme. On ne voit pas non plus de mobilisation des réservistes. Ce scénario contredirait tout ce que l’on sait de la planification militaire russe», juge Alexandre Goltz. Pas d’invasion fin janvier donc a priori, sauf imprévu.
Un coup de poker pas impossible
Bref, si Moscou devait passer à l’attaque, ce serait très risqué. Le Kremlin préfère donc en l’état susciter des tensions avec Washington pour obtenir ce qu’il veut, l’abandon de l’adhésion de l’Ukraine à l’OTAN. Une stratégie déjà tentée au printemps dernier, ce qui avait abouti à l’entrevue de Joe Biden et Vladimir Poutine à Genève. Mais cela n’a pas fait bouger les lignes.
Est-ce que ce va-et-vient est appelé à perdurer en l’état? «C’est tout à fait possible qu’un incident survienne et qu’il ne soit pas forcément du fait de la partie russe», estime Arnaud Dubien. La Russie pourrait aussi «utiliser la force militaire dans d’autres desseins: pour forcer l’Ukraine à signer un accord de paix peu attractif, pour signaler leur mécontentement après le protocole de Minsk (accord pour mettre fin à la guerre en 2014, ndlr), ou pour imposer son contrôle direct sur de plus petites parties du pays» juge auprès de l'AFP Emma Ashford, chercheuse au think tank Atlantic Council. Mais encore une fois, ce serait un coup de poker. L’experte estime donc le risque d’invasion à nouveau peu probable.
En misant sur la pression diplomatique, il s’agit aussi pour Moscou d’utiliser ce moyen pour exister sur la scène internationale, alors que le regard des États-Unis se tourne de plus en plus vers la Chine. Et en l’occurrence, les recettes de la guerre froide font toujours des merveilles pour le Kremlin.