
Pourquoi le régime chinois veut à tout prix éloigner son peuple de l'Occident

Certaines vieilles gloires du foot mondial ne s’offriront peut-être pas une retraite dorée en Chine, après tout. Le régime de Xi Jinping a interdit à ses joueurs de foot, comme au reste de la population, de se faire tatouer. Et demandait à ceux qui l’étaient déjà de cacher leurs tatouages, voire de les enlever. Le régulateur audiovisuel a également appelé à supprimer toute image d’hommes “trop efféminés” ou à bannir les influenceurs considérés comme vulgaires. “Les influenceurs qui faisaient de la publicité pour les cosmétiques sont considérés comme décadents, ils rappellent l’Occident”, explique Thierry Kellner, professeur au département de sciences politiques de l’ULB, spécialiste de la politique étrangère chinoise. “Les célébrités, très présentes et très visibles sur Internet, sont aussi combattues par le régime pour ne pas qu’elles puissent lui faire de l’ombre.”
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Pourquoi cette guerre contre les signes distinctifs et la reconnaissance individuelle? Est-ce la résurgence d’un certain collectivisme? “Je ne pense pas. Xi Jinping veut façonner les citoyens conformément à l’idéal que se fait le Parti communiste: des citoyens libérés de l’influence occidentale et obéissant aux mots d’ordre. Ce qui lui importe le plus, c’est la stabilité sociale qu’il pense trouver avec des citoyens modèles. C’est différent d’une collectivisation. C’est un projet d’uniformisation idéologique puisque l’idéologie, avec des références au marxisme, revient en force avec Xi Jinping.” Thierry Kellner l’a dit, le régime chinois veut au maximum éloigner son peuple de l’Occident. “Elle rejette tout ce qui en provient. Cela se voit de plus en plus dans l’éducation, dans la rhétorique… Tout ce qui rappelle des apports ou des pratiques de la culture occidentale est dans le collimateur.” Xi Jinping veut créer des citoyens qui ne remettront pas en cause le monopole du Parti sur le pouvoir. C’est d’autant plus important en cette année de vingtième congrès du Parti communiste, à l’automne prochain. “Lors de ce congrès, Xi Jinping franchira une ligne rouge: il va se voir attribuer un troisième mandat, or il ne peut normalement pas en faire plus de deux. Il s’est même mis en position d’être dirigeant à vie. Ce qui n’est peut-être pas apprécié dans le Parti et dans la société. Voilà pourquoi le contrôle maximal des autorités est encore plus important actuellement. À long terme, les citoyens modèles doivent aussi permettre au Parti de ne jamais perdre le monopole sur le pouvoir.”
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La Chine veut bannir toute image d’hommes “trop efféminés” et les influenceurs de cosmétiques jugés décadents. © DR
Le Parti avant le collectif
On retrouve Éric Florence, déjà croisé quelques pages plus tôt. Le spécialiste de la Chine contemporaine et chargé de cours à l’ULiège confirme les propos de son collègue bruxellois. Pour lui, on a actuellement affaire à un recentrage autour des valeurs chinoises, plus qu’à une recherche de collectivisme. “Le collectivisme était une réalité entre les années cinquante et la fin des années septante. On est aujourd’hui dans une société marquée par l’individualisme. Mais le gouvernement chinois intervient à présent dans des domaines où il n’intervenait plus tellement. Au sein même des foyers, il essaye de limiter le temps passé sur Internet ou devant les jeux vidéo. Cela répond à une volonté pour le parti de recentrage de la Chine sur elle-même, une quête d’identité autoréférentielle de la Chine d’aujourd’hui dans une histoire et une tradition plurimillénaire. C’est une tendance de fond qui émerge depuis une dizaine d’années mais qui s’accentue. Le Parti entend redevenir une organisation efficace et au sein de laquelle règne la loyauté.”
Alors que la Chine semblait s’ouvrir sous Hu Jintao quand, en 2008, elle organisait les JO d’été et multipliait les efforts d’accueil pour les étrangers, elle se referme sur elle-même depuis une dizaine d’années. Avec le retour en arrière initié par le régime de Xi Jinping, on peut s’interroger sur la vision qu’a la population chinoise de l’Occident. “Si vous discutez avec des académiques et des chercheurs de sciences humaines et sociales, beaucoup souffrent du durcissement actuel. Dans ces domaines, l’Occident fait encore relativement envie. Mais pour une autre partie de la population, il ne fait plus rêver. Notamment à cause des problèmes sociaux, comme le chômage ou la crise migratoire, qui sont souvent repris et formatés par les médias chinois. La gestion de la pandémie en Europe ou aux Etats-Unis a renforcé en Chine l’image d’un État-Parti comparativement efficace, même si elle a fait l’objet d’une construction idéologique évidente et si les réactions de mécontentement d’une partie de la population chinoise demeurent encore nombreuses aujourd’hui.”
Pour Éric Florence, la lecture la plus judicieuse de ce qui se joue actuellement réside simplement dans la limitation par le Parti de tendances qu’ils jugent négatives. “On assiste à un renforcement du contrôle face aux transformations plus larges de la société. Dans le domaine des nouvelles technologies, des géants ont d’ailleurs été mis au pas. Et l’idée que “d’est en ouest, du nord au sud, le Parti doit régner” se concrétise notamment par une pénétration beaucoup forte de cellules du Parti dans les entreprises ou par le contrôle nettement plus strict des ONG. Elles ne peuvent subsister que si elles sont jugées utiles ou complémentaires à l’action de l’Etat-Parti.”
On aurait du mal à se procurer des sondages d’opinion en Chine sur le contentement ou pas de la population par rapport à Xi Jinping. Mais pour Thierry Kellner, “il doit y avoir beaucoup de Chinois qui ne se retrouvent pas dans ce type de mesures. Mais il y a également un côté conservateur en Chine, donc une partie de la population doit voir d’un bon œil que l’on s’attaque aux célébrités ou aux riches. Les cibles du gouvernement sont aussi celles de certains jeunes blogueurs ultranationalistes qui s’en prennent à toute personne ou organisation critique de la Chine. Ils les jugent comme vendues à l’Occident.” La contestation existe pourtant bel et bien. “Il y a de la résistance, insiste Éric Florence. Mais elle est très diverse, en matière de classes, de générations… Y compris sur les réseaux sociaux. Ils sont beaucoup plus contrôlés qu’il y a dix ans. Mais on a vu au début de la pandémie des réactions et des mobilisations parce que le régime avait tardé à réagir. La population était en demande de plus de justice sociale, et cette demande reste.”

La joueuse de tennis Peng Shuai a dû changer sa version après avoir accusé de viol un ex-vice-Premier ministre. © BelgaImage
L’humain au centre, puis décentré
Un mouvement pour la protection des droits a connu des développements très importants entre les années 1990 et le début des années 2010. Il a touché aux questions de droits du travail, environnementales, de sécurité sanitaire, d’expropriation, d’urbanisation, de pollution… “Progressivement, l’État-Parti a légiféré pour protéger les gens, et ils se sont saisis de ces ressources, reprend Éric Florence. Un des slogans sous Hu Jintao était de “remettre l’Homme au centre” afin de favoriser “l’harmonie sociale”. Cela s’est traduit par la formation d’ONG et l’émergence du mouvement pour la protection des droits. Mais à partir de 2012-2013, l’État-Parti a renforcé la législation autour de la sécurité nationale, a resserré le contrôle sur le développement des ONG, sur l’utilisation d’Internet... Dans le domaine environnemental, le mouvement est toujours relativement actif mais pour le reste, la marge de manœuvre s’est largement rétrécie. Les mouvements sociaux doivent couler leur action dans celle du gouvernement.” La moindre tentative de mobilisation collective voit l’État intervenir très rapidement. Une révolte serait donc très compliquée. “D’une part, il serait difficile d’avoir une structuration suffisamment large par la société elle-même, très diverse. Et même si elle s’organise, les mécanismes de contrôle sont tellement proactifs qu’il coupe les racines de ces mouvements collectifs.”
Difficile dans ce contexte de mener de grands mouvements émancipateurs comme en Europe. “L’équivalent du mouvement MeToo a été réprimé, signale Thierry Kellner. On en a eu la preuve avec la tenniswoman Peng Shuai qui a été obligée de changer sa version après avoir accusé de viol un ex-vice-Premier ministre. Tout ce qui peut entacher l’image du Parti provoque des réactions de répression. Cela ne veut pas dire qu’il ne s’intéresse pas aux revendications. Il y a quelques années, une manifestation féministe demandait une amélioration des toilettes publiques pour les femmes. Les féministes qui portaient ce débat ont eu des problèmes, mais les autorités ont amélioré la situation, en le portant à leur crédit. Mais en Chine, il ne fait pas bon dénoncer un problème.”