
Accueil des réfugiés ukrainiens: «Ça va être un challenge pour la Belgique»

Des enfants assis par terre colorient, concentrés, les pavés du trottoir avec des craies. La moitié supérieure de la pierre en bleu, l’autre moitié en jaune. Tout autour d’eux une foule de plus de 500 personnes se divise en plusieurs files. Celle qui s’allonge à droite est consacrée aux adultes, celle de gauche aux familles avec enfants, celle du milieu aux familles avec de très jeunes enfants. Nous sommes à Bruxelles devant l’ancien Institut Jules Bordet qui abrite le centre d’enregistrement dédié par l’Office des Étrangers aux réfugiés ukrainiens. Des bénévoles de « Serve the City » distribuent de l’eau, des sandwiches, des gobelets emplis d’une soupe tomates épaissie avec du riz. Une vingtaine de policiers canalisent l’affluence. Des taxis arrivent et débarquent des familles avec parfois des nourrissons. Généralement, il s’agit de mères. Parfois un homme plus vieux, un père, un oncles, les accompagnent: les Ukrainiens de 18 à 60 ans ont été mobilisés. Une information revient dans certains récits.
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En Pologne et en Allemagne on inciterait les réfugiés à prolonger leur parcours jusque Bruxelles qui aurait bonne réputation en matière d’accueil. Qui est le « on » ? Impossible de le savoir avec certitude. Cela ne semble pas être le fait d’un acteur officiel, plus vraisemblablement s’agit-il de bénévoles locaux. Les conditions d’enregistrement organisées par le pouvoir fédéral ne sont cependant pas mirifiques. Les fonctionnaires à l’intérieur du bâtiment font sans doute leur possible mais ils sont d’évidence trop peu nombreux. Les files avancent très lentement. Même si le soleil brille, il fait froid. Certaines femmes restent debout pendant des heures en tenant leur enfant dans les bras. N’aurait-on pas pu abriter toute cette assistance dans un bâtiment chauffé ? La récente campagne de vaccination a, pourtant, fait sortir de terre des infrastructures capables d’accueillir des centaines de personnes dans des conditions correctes. Le Palais 8 du Heysel devrait, cependant, ouvrir en complément de Bordet…
« Le centre enregistre l’arrivée du réfugié qui bénéficie de la protection temporaire » explique Eric, un bénévole, qui s’est improvisé porte-parole des citoyens qui sont venus informellement aider . « Cela ouvre à 9h00 et cela ferme à 17h00 ». Beaucoup, nous dit-on, font la file tôt le matin, dès 4 ou 5 heures. « Fedasil propose aux personnes qui n’ont pu être enregistrées avant 17h00 d’être logées dans des hébergements d’urgence. Personne ne dort dehors ». Cependant le soir même, une trentaine de personnes feront la file la nuit. L’enregistrement débouche sur l’obtention de la protection temporaire. Celle-ci a été décidée à l’unanimité par les 27 membres de l’Union européenne et bénéficiera aux ressortissants ukrainiens ou aux résidents ukrainiens bénéficiant d’un titre de séjour de longue durée. Cette protection permet de travailler, d’accéder aux aides sociales, au système scolaire et aux soins médicaux. L’enregistrement au Centre Bordet permet également, aux réfugiés qui n’ont pas de solutions d’hébergement, d’être dispatchés auprès de l’une des quelque 24.000 familles qui se sont déclarées auprès de leur commune comme disposées à vouloir accueillir.

Des réfugiés ukrainiens attendent à l'intérieur du centre d'enregistrement, l’ancien Institut Jules Bordet. © BelgaImage
Un dispatching qui est d’évidence perfectible : on ne demande pas sa composition à une famille hébergeuse. Celle-ci peut, donc, être un homme seul. Les femmes et les enfants constituent la grande majorité des réfugiés. Entre la paranoïa et la naïveté, il y a un milieu. Le recours à l’expérience de la Plateforme citoyenne de Soutien aux Réfugiés – qui depuis près de 7 ans a géré, sans incident notable, la rencontre de dizaines de milliers d’hébergés avec plus de 7.000 familles hébergeuses – semble indiqué. Mais ce schéma d’accueil par des familles imaginé par le Fédéral a des implications qui ne sont pas neutres. En effet, c’est, par exemple, auprès du CPAS de la commune de la famille hébergeuse que le réfugié peut demander un revenu d’insertion. Notons que le Ministre-Président flamand Jan Jambon (N-VA) prévoit un subside par place d’accueil que les villes et communes flamandes libéreraient pour des réfugiés ukrainiens. Notons également que Théo Francken a surenchéri dans la générosité. « Un toit ne suffit pas » a-t-il fait savoir « il faut penser à l’accompagnement psychologique des personnes traumatisées par la guerre ». En tant qu’individu, il est naturel d’être plus sensible au sort de ceux qui nous ressemble. L’homme ou la femme politique devrait tâcher d’étendre cet élan naturel à ceux qui sont différents de nous…
Les autorités attendent 200.000 réfugiés
« Les chiffres du Secrétariat à l’Asile et à la Migration estiment à 200 000 le nombre de réfugiés ukrainiens qui vont être pris en charge par la Belgique » affirme Sotieta Ngo, la directrice du CIRE, la Coordination et Initiatives pour Réfugiés et Étrangers. Le chiffre est ahurissant. Dix fois plus important que la vague de demandeurs d’asile de 2015 qui fuyaient l’Afghanistan, l’Irak et la Syrie. « Les 27 européens ont voté la protection temporaire. Et la Belgique a fait le choix de ne pas faire savoir ses capacités d’accueil. Qui sont donc, sur le papier, illimitées. C’est très bien. On salue. Mais, il faut être en mesure de faire face. Ça va être un challenge ». Les arrivées des Ukrainiens fluctuent de jour en jour. Les estimations vont de 300 à 1.500 par jour. Mais, on sait que les jours de grosses affluences sont devant nous.
« C’est la première fois que la protection temporaire est activée, chacun – je pense à la déclaration de Jan Jambon à propos des subsides – est, donc, en train de tâtonner pour construire sa politique en la matière. Mais le cadre théorique est le suivant. L’État organise l’accueil dont la première étape est l’enregistrement à Bordet ou au Palais 8. Ensuite, l’inscription dans une commune débouche sur l’obtention d’un document activant le permis de travail, le droit à la santé, le droit à la scolarité et, si nécessaire, l’aide sociale. En principe, c’est le Fédéral qui compensera les dépenses induites par l’accueil auprès des communes. Le logement social dont la temporalité se décline en années ne bénéficiera pas, dans un premier temps, aux Ukrainiens. Quelle proportion va rester sur le carreau et émarger au Revenu d’Insertion Social (RIS) ? Il n’y a pas de monitoring du profil socio-professionnel des arrivants. Combien de personnes âgées, combien en état de travailler, combien sont des femmes avec des jeunes enfants qui ne seront pas tout de suite disponibles pour le marché du travail ? On en sait rien. Mais il y aura du RIS: 10 ou 15% de cette population ? Cela va, en tous les cas coûter au Fédéral, aux Régions, aux communes… ».

© BelgaImage
Plombier polonais ou ingénieur ukrainien ?
Il y a un autre effet social direct qui va se poser. « On imagine que la plupart des enfants en âge d’être scolarisé – combien seront-ils ? 120, 130.000 ? – ne maîtrise aucune des langues nationales. Ils devraient donc intégrer un dispositif DASPA de classe-passerelle. Mais le DASPA n’est pas construit pour répondre à une situation imprévisible et massive en cours d’année. Cela s’organise. Je doute que les écoles aient les moyens financiers de pouvoir accueillir et organiser un dispositif quel qu’il soit. On peut s’attendre à ce que la population en âge d’être scolarisée augmente très rapidement dans une proportion de l’ordre de 10%. Car si on accueille 200.000 personnes, celles-ci seront là dans les 12 mois ». Le monde de l’enseignement est susceptible de connaître de grosses répercussions…
« Parmi les réfugiés ukrainiens, on sait qu’il y a des personnes très qualifiées qui ne seront pas confrontées aux aléas sur l’équivalence des diplômes et qui seront très rapidement employables. Beaucoup vont s’intégrer très rapidement. Mais certains employeurs pourraient être plus tatillons et ignorer certaines qualifications. Pour éventuellement engager un technicien aux barèmes d’un employé non qualifié. Cela dépendra de l’attitude de l’employeur. Ce qui est à craindre c’est, à moyen terme, un surplus de la précarisation des sans-papiers ou des travailleurs au noir due à l’arrivée d’une concurrence». Il est intéressant d’aller consulter les statistiques de l’Unesco en matière d’éducation.
D’après celles-ci, le taux de la population ayant suivi des études supérieures est plus important en Ukraine qu’en Belgique… Le « plombier polonais » d’hier sera, peut-être, demain, un « ingénieur ukrainien »… Faut-il cependant s’attendre à une ukrainisation de la société belge ? « Je ne crois pas. Les communautés italienne, turque, marocaine etc. de Belgique se sont construites sur la migration du travail. Ici, c’est une migration de l’asile. Et cette migration de l’asile, en l’occurrence, est une migration que les réfugiés ukrainiens veulent la plus courte possible. On espère que la guerre se termine rapidement. Mais si la guerre se prolonge des années, la migration d’asile pourrait se transformer en migration de travail… ».