
Guerre en Ukraine: qu'en pensent les Russes?

Klim, 28 ans, est un journaliste télé basé à Moscou. Il refuse de témoigner à visage découvert, car le gouvernement russe a signé une nouvelle loi, début mars, bannissant des médias des mots comme “guerre” et “invasion”, et interdisant les “informations mensongères”. Depuis l’acte de bravoure de sa consœur Marina Ovsyannikova, qui a brandi une pancarte “Non à la guerre. Ne croyez pas à la propagande. On vous ment” en arrière-plan d’un direct sur Channel One, Klim est particulièrement prudent. La productrice de 44 ans a été arrêtée et condamnée à une amende. “Si elle est inculpée au pénal pour informations mensongères, elle risque une peine d’emprisonnement de 15 ans. Cela n’est pas encore exclu”, rappelle Klim. La crainte d’une condamnation n’est pas la seule raison qui calme le journaliste. Il insiste sur les précautions d’usage. Oui, la guerre est horrible. Bien entendu, il pense à toutes les victimes en Ukraine. Son grand frère Oleg vit d’ailleurs près de la rivière Dniepr, à proximité de Kherson, où des bombardements ont lieu chaque jour. Évidemment, le peuple ukrainien jouit du droit des peuples à disposer d’eux-mêmes. Pourtant Klim a un “mais”... “Il faut arrêter de penser que l’Ukraine est une grande démocratie occidentale. Le gouvernement ne reconnaît pas l’annexion de la Crimée et la souveraineté des régions de Donetsk et de Lougansk, malgré les référendums.”
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On lui pose la question qui fâche: n’est-il pas en train de répéter le discours de propagande de Poutine? Klim souffle, agacé. “Le peuple russe n’est pas un groupe amorphe. Pour comprendre, il faut se plonger dans notre histoire. On n’a pas le droit d’utiliser certains mots, mais ça ne signifie pas que la population ne sait pas ce qu’il se passe. Il n’y a pas un Russe qui ne connaît pas un résident d’Ukraine. Ce n’est pas parce que quelqu’un soutient Poutine et pourquoi pas la guerre qu’il est forcément manipulé par la propagande. Je ne dis pas non plus que la propagande est totalement inefficace. Cela dépend probablement du niveau d’éducation. Simplement, cette vision caricaturale est méprisante. Je consulte des médias occidentaux. La présentation des faits y est également orientée.”
Quatre Russes au lieu d’un
Le journaliste distingue quatre groupes d’opinion dans son pays. Un: ceux qui soutiennent un rapprochement avec l’Ukraine, la Biélorussie et la Géorgie et qui pensent que l’usage de la force est acceptable pour atteindre ce but. Deux: ceux qui veulent cette union, mais s’opposent aux violences. Klim est de ceux-là. Trois: ceux qui n’ont pas d’opinion, ni sur la guerre, ni sur le statut de l’Ukraine. Quatre: ceux qui s’opposent au rapprochement des deux pays, et a fortiori à la guerre. “Dans les opposants, il y a ceux qui manifestent et ceux qui se taisent. Malheureusement, les premiers se font en effet arrêter par milliers. Malgré les nuances que j’apporte, je ne tolère évidemment pas cela.”

© BelgaImage
Depuis l’UCLouvain, Sophie Marineau, doctorante en histoire des relations internationales, a analysé le positionnement des Russes au sujet de l’annexion de la Crimée en 2014. Depuis le début de l’invasion, elle étudie encore l’opinion publique. Elle nous met sur la voie de plusieurs sondages récents. Les chiffres confirment les explications de Klim. La seule enquête abordant directement le sujet de la guerre et de la possibilité d’une invasion a été réalisée en mai: 43 % des sondés pensaient que la Russie devait intervenir dans le cas d’une escalade des tensions, tandis que l’exacte même proportion (43 %) estimait que la Russie ne devait pas intervenir. 14 % ne savaient pas. “Parmi les générations plus jeunes et particulièrement les gens n’ayant pas connu l’URSS, l’opposition à la guerre est plus importante que parmi les groupes plus âgés. En février 2022, 51 % disaient avoir peur d’une guerre et 47 % pas.”
Sophie Marineau cite d’autres chiffres très instructifs. 60 % des personnes interrogées pensent que l’Otan est à blâmer pour l’escalade des tensions et 14 % rejettent la faute sur l’Ukraine. Seulement 3 % estiment que la Russie est à incriminer. Enfin, un tiers de la population pense que les régions pro-russes précitées devraient être indépendantes.
Un autre quart considère qu’elles devraient être intégrées à la Russie. “Pour la majorité de la population, l’annexion de la Crimée permet de corriger une erreur datant de 1954, c’est-à-dire le don de la Crimée par Nikita Khrouchtchev, alors que pour le régime, c’est une manière d’exprimer sa volonté de conserver une certaine sphère d’intérêts autour de la Russie. Il faut souligner que pour une puissance révisionniste voire impérialiste comme la Russie, une conquête territoriale ne peut que satisfaire les concitoyens. C’est pour plusieurs le signe que le pays est toujours une grande puissance sur la scène internationale.”
La fin de Poutine?
Le journaliste de Moscou, spécialisé dans les questions de société, insiste pour que nous présentions une photographie objective de la situation actuelle. Les préoccupations tourneraient en fait assez peu autour du conflit en tant que tel. “Une part non négligeable de la population s’inquiète davantage pour son pouvoir d’achat amoindri en raison des sanctions économiques.” Klim rappelle que depuis le début de l’invasion, le rouble a perdu jusqu’à 45 % de sa valeur, l’inflation se rapproche des 10 %, une réserve de 600 milliards de dollars de l’État est gelée, car investie à l’étranger…
Comment faire tourner un État et une économie dans ces conditions? “Les Russes appréhendent les conséquences pour leur vie quotidienne, leurs ressources alimentaires, leur job, leur salaire lorsqu’il s’agit de fonctionnaires… Sera-t-il encore payé? Un sondage du Centre Levada montre que 46 % des sondés seulement soutiennent aujourd’hui le gouvernement bien que Poutine lui-même bénéficie encore de la sympathie de 82 % de la population. Par habitude, je crois. Mais selon moi, les Russes commencent à lui en vouloir des impacts de plus en plus marquants de cette guerre.”