Lavrov justifie l'invasion de l'Ukraine en citant la Belgique... à tort

Le chef de la diplomatie russe Sergueï Lavrov a critiqué l'Ukraine via une comparaison avec la Belgique et la France. Un argumentaire contestable.

Sergueï Lavrov à Moscou
Sergueï Lavrov à Moscou le 19 mai 2014 @BelgaImage

Ce dimanche 29 mai, le ministre russe des Affaires étrangères Sergueï Lavrov accordait une interview exclusive à TF1 pour s'adresser au public français. Quinze minutes d'échanges durant lesquelles il a resservi ses arguments pour le moins controversés sur la «nazification» de l'Ukraine, le soi-disant génocide qui aurait lieu en Ukraine, la prétendue promesse non respectée de ne pas élargir l'OTAN, ou encore la révolution de Maïdan en 2014 qu'il qualifie de «coup d'État» malgré la tenue de scrutins démocratiques en Ukraine.

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En parallèle, Sergueï Lavrov cite une autre justification à l'«opération spéciale russe»: «Pour l’Occident, c’est semblable à ce qui est arrivé à la langue russe, à l’éducation russe, aux médias russes, qui ont été interdits par la loi (en Ukraine, ndlr). Par exemple, comment la France réagirait-elle si la Belgique interdisait le langue française?». Une comparaison qui résonne bien chez nous mais qui est encore une fois fallacieuse.

Non, le russe n'est pas interdit en Ukraine!

Selon Lavrov, l'Ukraine aurait interdit la langue russe, ce qui justifierait selon lui la guerre. Outre la Belgique, il ose d'ailleurs une comparaison avec d'autres pays pour appuyer son propos. «Que ferait l’Angleterre si l’Irlande interdisait l’anglais? En Europe, on ne peut pas imaginer cela. Mais quand il s’agit du russe, personne en Europe ne s’en soucie», affirme-t-il. À nouveau, il ne s'agit pas d'un nouvel argument pour la Russie. Le Kremlin l'utilisait déjà en 2014 pour envahir la Crimée et pour soutenir la révolte au Donbass.

Mais l'Ukraine menace-t-elle vraiment la langue russe sur son territoire? Petit rappel d'abord: seul l'ukrainien est langue officielle pour tout le pays. Le russe, pour sa part, n'a jamais été interdit, contrairement à ce qu'affirme Lavrov. De base, les Ukrainiens parlent de fait presque tous ukrainien et russe. Comme le précisait en 2014 la sociologue Irina Bekechkina à l'AFP, seul 1% d'entre eux ne comprend pas russe et 1% ne comprend pas ukrainien. À l'oral, c'est plus compliqué, avec 30% de la population ne parlant pas couramment l'une ou l'autre langue. Mais globalement, une bonne partie des Ukrainiens jongle avec les deux en fonction des situations et a sa préférence, notamment à la maison. À l'ouest du pays, l'ukrainien est plus souvent employé, et inversement à l'est.

Le malaise de l'Ukraine avec les russophones

Sergueï Lavrov affirme par ailleurs que les lois ukrainiennes «violent la constitution de l'Ukraine» à propos du russe, mais cette assertion est très débattable. Cette constitution mentionne que l’État doit garantir «le libre développement, l'utilisation et la protection de la langue russe et d'autres langues des minorités nationales de l'Ukraine». À l'heure actuelle, aucune loi ukrainienne ne vise spécifiquement les droits des russophones à pratiquer leur langue, ce qui tend à démentir le chef de la diplomatie moscovite.

Cela dit, il faut noter que le statut du russe a beaucoup fluctué ces dernières années. En 2012, alors que le pro-russe Viktor Yanukovych était au pouvoir, le Parlement ukrainien approuve une loi sur les «langues régionales». Ces dernières étaient alors promues dans telle ou telle région si elles représentaient au moins 10% de la population, ce qui revenait selon les défenseurs et/ou les détracteurs de la loi de faire du russe une langue co-officielle dans une bonne partie du pays. En février 2014, suite à la destitution du président Yanukovych, ce texte est abrogé à une courte majorité. La décision ne sera entérinée qu'en 2018 mais quelques jours plus tard, la Russie en profite pour envahir la Crimée et l'annexer, sans compter la guerre lancée au Donbass.

Suite à ce coup de force du Kremlin, Kiev a pris conscience du rôle crucial de la langue dans ses relations avec la Russie. Déjà à cette époque-là, il suffisait de taper «guerre en Ukraine» sur Google en russe ou en ukrainien pour avoir une version radicalement différente du conflit en cours. En ukrainien, les contenus étaient beaucoup plus pro-UE. Côté russe, ils prenaient très majoritairement parti pour le Kremlin.

L'enjeu est alors clair pour les autorités ukrainiennes: si la langue russe est devenue une arme de propagande, il faut promouvoir l'ukrainien. En 2017, cette dernière devient obligatoire à l'école. En avril 2019, sous l'ancien président Petro Porochenko, une loi est adoptée pour renforcer la présence de l'ukrainien dans la vie quotidienne du pays, et ce par étapes. Il est notamment prévu que presque tous les fonctionnaires sachent parler l'ukrainien. Le secteur des services doit pour sa part accueillir les clients en ukrainien, ce qui est effectivement le cas depuis 2021. Autre mesure: la part de cette langue dans les médias est augmentée.

Une législation hostile au russe mais pas de quoi le mettre en danger

La loi fait débat (62% des Ukrainiens la soutiennent selon un sondage de 2020, 34% la contestent) et elle est sans surprise critiquée par la Russie. Human Rights Watch exprime pour sa part des inquiétudes sur le devenir de langues minoritaires du pays, non seulement le russe mais aussi le hongrois et d'autres. Les médias russophones d'Ukraine voient leur modèle économique profondément mis à mal. Mandaté par le Conseil de l'Europe, la «Commission de Venise» considère cette loi «très problématique» puisqu'elle «ne réalise pas un équilibre équitable entre l’objectif légitime de renforcer et promouvoir la langue ukrainienne et la sauvegarde des droits linguistiques des minorités». Cette même commission avait auparavant critiqué la loi sur les langues régionales de 2012 qui instaurait un «renforcement disproportionné de la position du russe».

Pour autant, ces lois ne permettent pas à elles seules d'endiguer la pratique du russe qui reste encore bien utilisé au sein de la population. Il prédomine par exemple sur les réseaux sociaux, vu qu'il touche un plus large public. L'année passée, selon Le Monde, seuls 16% des utilisateurs ukrainiens y parlaient effectivement ukrainien.

Le basculement de la guerre

Paradoxalement, c'est l'invasion de l'Ukraine par la Russie, dès février 2022, qui menace tout particulièrement la présence du russe dans le pays. Par patriotisme, de nombreux Ukrainiens russophones se détournent de leur langue maternelle et adoptent de plus en plus l'ukrainien dans leur vie quotidienne. Le phénomène avait déjà été constaté après 2014 mais cette fois, il est bien plus fort.

C'est ce qu'a par exemple pu constater la RTBF qui fait part de la popularité fulgurante des cours d'ukrainien dans les régions russophones, y compris celle du Donbass. «Maintenant que les villes sont détruites, les gens commencent à comprendre qu’ils ont besoin de la langue pour se différencier des Russes qui sont venus nous détruire», déclare un institut qui enseigne l'ukrainien. La directrice note que les inscrits suivent le cours par protestation envers la Russie et pour marquer leur distinction.

Une participante, Natalia, affirme aussi qu'il s'agit de contrecarrer la propagande du Kremlin et si elle veut prouver avec des vidéos qu'elle peut parler russe où elle le souhaite en Ukraine, elle veut abandonner sa langue. «Il faut que l’on nous comprenne, nous les russophones: nous n’avons pas peur de parler russe, nous en avons honte!», dit-elle. Autrement dit: parler ukrainien, c'est s'affirmer en tant qu'Ukrainien, ce qui n'était pas le cas jusqu'ici. «Nous avons entendu leur demande d’améliorer leur niveau d’ukrainien, et de passer à la langue nationale», affirme un philologue, Nazar Denshishin, sur le succès de ces cours d'ukrainien. «Pour que dans la nouvelle Ukraine, après la victoire, ils puissent communiquer dans cette langue. On s’attend à une augmentation naturelle du nombre d’ukrainophones, sans la moindre pression, sans ukrainisation forcée. Le succès de notre club en est la preuve».

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