
La liste des morts suspectes s'allonge encore en Russie: une purge orchestrée depuis le Kremlin?

Ce lundi, le corps sans vie de Yuri Voronov flotte dans la piscine familiale. Une balle vient de lui transpercer le crâne. L'arme gît au fond du bassin. L'homme d'affaires de 61 ans vient de mettre fin à ses jours. Empêtré dans une situation professionnelle compliquée, ce haut responsable de la société d'Etat Gazprom endort pour l'éternité la souffrance de ses ennuis. Si l'enquête n'est pas bouclée, les premiers éléments relevés sur place corroborent la thèse d'un départ prématuré arbitraire et volontaire. Le suicide de Yuri Voronov ne fait plus guère de doutes.
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Mais ce drame qui aurait pu se cantonner à la rubrique "faits divers" de la gazette locale s'empare de la presse mondiale. C'est que l'histoire officielle pourrait dissimuler un récit bien plus sombre. Yuri Voronov n'est pas le premier du quartier à quitter ce bas monde dans des circonstances brutales. En quelques mois, il serait le troisième de Leninskoye, petite bourgade organisée autour de neuf rues, à avoir décidé de s'en aller. Et le troisième haut responsable de la société gazière russe à s'être suicidé dans ce quartier aussi appelé "le nid de Gazprom", là où résident ses influents directeurs.
Leonid Shulman, responsable des transports chez Gazprominvest, est le premier de la série. Fin janvier de cette année, ce soixantenaire, immobilisé à son domicile avec une jambe cassée, est retrouvé inerte dans sa salle de bain les poignets entaillés. Dans sa lettre de départ, Shulman justifiait son acte par la douleur insupportable que lui provoquait le dispositif Ilzarov transperçant os et chair.
Un mois plus tard, au lendemain de "l'opération militaire spéciale" lancée par Vladimir Poutine contre l'Ukraine, Alexander Tyulakov, lui aussi haut responsable au sein de la société Gazprom, est retrouvé pendu dans son garage. Averties par un appel anonyme, les forces de l'ordre arrivent sur place, en même temps que des responsables de la société gazière. Rapidement, la thèse du suicide s'effiloche. Alexander Tyulakov présente des signes de coups sur le corps.
Le 28 février, à des centaines de kilomètres de Saint-Pétersbourg, Mikhail Watford est retrouvé pendu dans son garage, au cœur du parc de Wentworth au Royaume-Uni. Mickhail Watford, né sous le nom de Mickhail Tolstosheya dans l'actuelle Ukraine alors sous le joug soviétique, a fait fortune dans le milieu de l'énergie. Il n'aurait par contre aucun lien direct avec la société Gazprom. Si certains affirment qu'il figurait sur la liste noire du président russe, ce décès est considéré par la police locale comme inexplicable.
Des suicides en chaîne...
Un autre homme d'affaires russe serait lui aussi passé à l'acte. Et il aurait emmené avec lui sa femme et ses deux enfants après les avoir roués de coups de couteau. Vasily Melnikov était directeur de l'entreprise d'équipement médical Medstrom.
À Moscou, le 18 avril, c'est au tour de Vladislav Avaev de commettre l'irréparable. L'ancien vice-président de Gazprombank, troisième plus grande banque russe, se tire une balle dans la tête, après avoir abattu sa femme, enceinte, et leur fille de 13 ans.
Le lendemain, même histoire. À Lloret de Mar cette fois, en bordure de Méditerranée. Les médias espagnols rapportent la découverte du corps de Sergei Prorosenja, de sa femme et de sa fille. Tous tués par balle. L'ancien vice-président de Novatek, plus grande compagnie gazière indépendante de Russie, aurait liquidé ses proches avant de retourner l'arme contre lui. Thèse impensable pour son fils. «Mon père n’est pas un meurtrier. Je suis sûr qu’il n’a rien fait à ma mère et à ma sœur», confiait-il au Daily Mail. Par voie de communiqué, la société Novatek annonçait : «Nous sommes convaincus que ces spéculations n’ont aucun rapport avec la réalité.»
Il chute d'une falaise
Le 1er mai, Andrei Krukovsky randonnait au cœur des montages du Caucase, près de Sotchi. Sans vie, au pied d'une falaise, le Russe de 37 ans vient de chuter de plusieurs dizaine de mètres. Amateur d'escalade, adepte du trekking, la thèse de l'accident ne convainc pas ses proches. Andrei Krukovsky s'était fait un nom lors de l'attribution des Jeux Olympiques d'hiver à la Russie. C'est lui qui était à la tête de la société Krasnaya Polyana, pierre angulaire du projet d'aménagement du site olympique.
Mais les hommes d'affaires ne sont pas les seuls à vivre des heures angoissées. Ce premier juillet, Dimitri Kolker était arrêté et placé en détention provisoire pour deux mois. Accusé de haute trahison, le scientifique russe de 54 ans, spécialiste de la physique des lasers et docteur en physique et en mathématique, risquait jusqu'à 20 ans de prison. Deux jours plus tard, il décédait. Pour la famille, pas de doutes: le FSB, les services secrets russes, l'a sorti de l'hôpital où il était soigné pour un cancer du pancréas en vue de le faire définitivement taire. La fin des traitements aurait causé le décès prématuré de ce père de famille.
L’agence TASS rapportait samedi qu’un autre chercheur, Anatolli Maslov, était arrêté à Novossibirsk et placé en détention à Moscou, lui aussi pour haute trahison. Il est soupçonné d’avoir livré des informations classifiées sur la technologie hypersonique. À l'heure qu'il est Anatolli Maslov est toujours de ce monde.
Les scientifiques aussi
Ce n'est plus le cas d'Alexander Kagansky qui, fin 2020, avait été rayé de la carte de manière brutale. Ce scientifique de 45 ans qui travaillait sur un vaccin pour lutter contre le Covid était retrouvé poignardé sur le trottoir, après avoir chuté du balcon de son appartement situé au 14e étage.
L'ensemble de ces morts suspectes crée un faisceau troublant d'éléments pouvant laisser croire à une purge orchestrée depuis le Kremlin. Mais aucune preuve ne permet de durablement tisser ce lien. Le régime russe a néanmoins déjà fait la preuve qu'il n'hésitait pas à éliminer les opposants gênants. Sergueï Skripal, agent double, avait été empoisonné en 2018. Il y a deux ans, c'est Alexei Navalny, figure de proue de la contestation du régime en place, qui se battait pour sa survie après avoir été empoisonné au Novitchok, signature du régime russe.