
Attentat de Nice: comment Mohamed Lahouaiej-Bouhlel est devenu terroriste

14 juillet 2016, 22h33 à Nice: un gros camion blanc s'engage sur la célèbre Promenade des Anglais, où près de 30.000 personnes se sont rassemblés pour le feu d'artifice de la fête nationale française. Après quatre minutes et 17 secondes, le chauffeur, Mohamed Lahouaeij-Bouhlel, est abattu par la police. Pendant ce temps, il aura eu le temps de tuer 86 personnes et d'en blesser près de 450 autres. Ce 5 septembre 2022, huit personnes sont jugées à Paris pour être suspectées d'avoir aidé Lahouaeij-Bouhlel dans son passage à l'acte. Le procès se réalise dans une perspective antiterroriste, surtout que l'attentat a été revendiqué par l’État islamique (EI) deux jours après l'attaque. Pourtant, l'enquête n'a pas montré de lien direct entre le coupable et l'organisation. En creusant son profil, on découvre un homme surtout très instable sur le plan psychologique et violent, avec une adhésion extrêmement tardive au terrorisme islamiste voire à la religion tout court.
La lecture de votre article continue ci-dessous
Une enfance tourmentée
Mohamed Lahouaiej-Bouhlel vient de Tunisie, et plus précisément à M’saken, où il est né en 1985 (tout près de Sousse, sur la côte centrale du pays). Il est le deuxième d'une grande fratrie de dix et comme l'a confié sa future femme aux enquêteurs, Hajer K., il évolue dans un milieu où la violence est très présente. Peu d'attention lui est accordée. Parfois, il manque de nourriture, selon certains proches, et aurait été maltraité par son père. Il devient brutal et par deux fois, il tente de se suicider, dont une en tentant de se couper le sexe avec une lame de rasoir.
À 16 ans, il est emmené chez un psychiatre. Il lui prescrit un traitement visant des pathologies comme la schizophrénie ou des troubles bipolaires, et fixe un rendez-vous qui n'aura finalement jamais lieu. En 2004, Mohamed Lahouaiej-Bouhlel rencontre une psychologue, Chemceddine Hamouda. Interrogée par L'Express, elle affirme détecter à ce moment-là un «début de psychose». «Il souffrait d'une altération de la réalité, du discernement et de troubles du comportement. En plus d'avoir décroché scolairement, il avait des problèmes avec son corps, il ne se sentait pas très beau et ressentait le besoin de faire de la musculation». À l'époque toutefois, «rien dans son comportement laissait présager» un déferlement de violence comparable à l'attentat de Nice, précise-t-elle. Son père affirmait d'ailleurs à l'AFP que son fils «ne faisait pas la prière, ne jeûnait pas, buvait de l'alcool, se droguait même».
Pendant ce temps, Mohamed Lahouaiej-Bouhlel fait trois ans d'études supérieures dans son pays. Il rencontre sa future femme, une Franco-Tunisienne qui est aussi sa cousine germaine, lorsque celle-ci est venue en vacances en Tunisie. En 2006, ils se marient puis il part la rejoindre à Nice en 2007. Interrogé après l'attentat, son père a affirmé que «quand il est parti en France nous ne savions plus rien de lui», les contacts étant quasiment rompus. Selon Hajer K., son mari racontait à ses trois enfants (deux filles nées en 2010 et 2013 et un garçon en 2014) « qu’il était Jésus, qu’il n’avait ni père ni mère ».
Le calvaire pour sa femme et plusieurs incidents
Sur la Côte d'Azur, sa nature violente n'est pas toujours identifiée autour de lui. Son voisin affirme par exemple en 2016 à France Info qu'il s'agissait d'«un homme assez ordinaire». «Il était chauffeur-livreur et venait d'obtenir depuis moins d'un an son permis poids lourd», ajoute-il. D'autres voisins le décrivent comme «solitaire» et «silencieux». Pourtant, au domicile conjugal, il fait vivre un enfer à sa compagne. Début septembre 2011, elle s'enferme dans la chambre de sa fille et téléphone en pleurs à la police qui se rend chez eux. Son mari, fou de rage parce qu'elle n'avait pas fait le ménage, lui a donné plusieurs coups de poing et l'a traînée au sol par les cheveux. Une méditation pénale est mise en place mais n'aboutit qu'à un rappel à la loi, les conjoints promettant de faire le nécessaire pour pacifier leur relation.
Les années suivantes toutefois, rien ne change véritablement. De 2012 à 2014, alors qu'il alterne entre chômage et travail, il se rend dans une salle de sport pour pratiquer la musculation. Les clientes le qualifient comme un «obsédé sexuel», «un dragueur maladif qui ne parlait que de sexe». Une procédure est également engagée contre lui après avoir volé les clés d'un camion en 2013. En 2014, Hajer K. dépose à nouveau plainte. Elle subit « des menaces et des violences quasi quotidiennes ». «Quand j’étais enceinte de ma seconde fille, il a pris un bâton, l’a cassé en deux, et est entré en moi. Il aurait pu tuer ma fille. Il y avait beaucoup de sang. Mon bébé ne bougeait plus. Mohamed a rigolé et il est parti… Il rigolait quand je souffrais, il était fier de lui », racontera-t-elle par la suite. Elle est menacée de mort, il lui urine dessus et défèque dans la chambre. Un jour, il poignarde la peluche de sa fille en criant: « Tu crois que je vais m’arrêter là ? ». Convoqué, il n'ira pas à la rencontre des policiers. L'affaire est classée sans suite.
Sa femme déplore quant à elle de n'avoir jamais été prise au sérieux par les forces de l'ordre. Interrogée à nouveau après l'attentat, elle décrit son mari comme obsédé par le sexe et la violence, alternant entre les périodes où il tente de la contraindre au divorce pour qu'il puisse se tourner vers ses maîtresses, et d'autres où il la menaçait si elle voulait le quitter. Dans ce dernier cas de figure, il affirmait qu'il allait se jeter avec sa fille du 12e étage. «Il aimait le mal. Il aimait me brûler avec des pailles, il me frappait à coups de pied sur la tête car il voulait voir le sang couler», raconte Hajer K. Aucune expertise psychologique ne sera réalisée sur Mohamed Lahouaiej-Bouhlel.
Une dérive djihadiste en quelques semaines
La suite ne montre pas d'accalmie. En 2015, il est poursuivit pour dégradation d'un camion qu'il conduisait. En janvier 2016, après une simple altercation avec un automobiliste, il déchaîne se rage contre lui, le frappant avec une palette aux clous saillants. Il est alors condamné à six mois de prison avec sursis. Le 20 juin 2016, il est enfin entendu dans le cadre de la seconde plainte de sa femme qui a depuis demandé le divorce, vivant seule avec ses trois enfants. Il nie en bloc les accusations de son ex-compagne.
C'est à ce moment-là qu'il sombre brutalement dans le djihadisme. Un tournant à 180° puisqu'avant cela, il était loin d'être en ligne avec plusieurs principes prônés chez les musulmans. Il mange du porc, boit de l'alcool et nie le ramadan. Il intimidait même sa femme, de confession musulmane, à ce sujet. Mais à partir du 29 juin, il surfe tous les jours sur les sites liés à l'islam radical. Il enchaîne les consultations de vidéos et photos de Daech (tout en regardant des images zoophiles), se laisse pousser la barbe et commence à présenter l'EI de façon favorable à ses proches, leur présentant même une vidéo de décapitation d'un otage. Un de ses amis racontera que fin juin 2016, il commence à écouter les récitations du Coran. Début juillet, il l'accompagne à la prière de fin de ramadan, lui qui n'avait jamais fait ça. « À la fin, il m’a juste dit qu’il s’était ennuyé», raconte cette connaissance qui ne pense pas que cela ait contribué à sa dérive.
Sur son ordinateur, Mohamed Lahouaiej-Bouhlel fait alors une recherche qui semble prémonitoire: « horrible accident mortel ». Il s'intéresse alors aux accidents de la route et lance des démarches pour la location d'un camion, dix jours avant le 14 juillet, officiellement dans le cadre d'un déménagement. Dans les quatre jours précédant la fête nationale, il fait plus de 180 km de repérages. Puis arrive le pire: l'attaque sur la Promenade des Anglais.
Malgré la revendication de l'EI, le profil de Mohamed Lahouaiej-Bouhlel très vite. Était-il vraiment un représentant de Daech? Il n'avait pas de contact direct avec et n'a même pas laissé de message pour attester une réelle affiliation. Pour les magistrats, la déclaration de l'État islamique serait donc purement opportuniste. Pour eux, « ce fonctionnement psychopathique préexistant a trouvé dans l’idéologie islamiste radicale le terreau nécessaire pour favoriser le passage à l’acte meurtrier ». L'attaque n'en reste pas moins qualifiée de terroriste, au vu du contexte et du mode opératoire, conforme aux méthodes de l'EI. Selon Hajer K., son ex-mari aurait pu être motivé par des raisons très basiques en somme. «Peut-être a-t-il voulu tuer tout le monde pour ne pas mourir seul… », suppose-t-elle.