Attaque contre les Kurdes à Paris: pourquoi ne parle-t-on pas d'«attentat»?

Malgré le caractère meurtrier et effrayant de la fusillade raciste de Paris, les médias français évitent de parler d'«attentat», et ce n'est pas un hasard.

Morts kurdes à Paris
Affiche avec les photos des trois victimes kurdes de l’attaque du 24 décembre 2022, à Paris ©BelgaImage

Trois morts: c'est le bilan de la fusillade qui a eu lieu à Paris ce 23 décembre 2022. Tous étaient Kurdes et un homme a été arrêté. De nationalité française et à la retraite, ce dernier est connu pour s'être déjà montré violent envers des étrangers et a reconnu ressentir une «haine des étrangers devenue complètement pathologique». Des éléments suffisants pour que le parquet de Paris ajoute «le mobile raciste des faits» à l’enquête. En réaction, plusieurs personnalités politiques françaises parlent d'un «attentat», comme l'ancien secrétaire du parti écologiste EELV Julien Bayou, le maire-adjoint de Paris Ian Brossat (PCF) ou encore la députée LFI Clémentine Autain. Mais ailleurs, le terme n'est pas utilisé. Il est question d'«attaque», de «fusillade», de «coups de feu» mais pas d'«attentat». Une prudence dénoncée par la communauté kurde, qui appelle à «poser les mots», mais qui en l'état se justifie.

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L'attentat et sa dimension sociétale

Ce samedi, Le Parisien, qui persiste à parler d'«attaque», note que «de nombreux lecteurs et internautes se sont demandé pourquoi les médias persistaient à ne pas qualifier son acte d’attentat, y voyant parfois une volonté de minimiser les faits». Pour justifier sa position, le quotidien se réfère au droit français. L'article 412-1 du Code pénal définit par exemple un «attentat» comme des «actes de violence de nature à mettre en péril les institutions de la République ou à porter atteinte à l’intégrité du territoire national». La justice parle quant à elle d'«entreprise terroriste» lorsque l'objectif est «de troubler gravement l’ordre public par l’intimidation ou la terreur». Dans les deux cas, ces actes entrent donc en résonance avec la société toute entière.

Cette dimension publique se retrouve aussi dans les définitions du dictionnaire de l'Académie française. Pour le terme «attentat», cette institution parle ainsi d'une «action violente et criminelle contre les personnes, les biens privés ou publics, les institutions». Sur son site, elle ajoute à cette entrée une rubrique spéciale appelant à bien faire la différence avec une «attaque», cette dernière étant plus simplement «une action violente, une agression, ou un assaut».

Le rôle-clé du PNAT

Reste qu'avec ces seules descriptions, il peut paraître difficile de savoir quand la définition d'«attentat» est atteinte. Comment peut-on par exemple décréter que l'attaque contre Charlie Hebdo constitue un «attentat» et pas celle contre les Kurdes ce vendredi? Seule certitude: le mot «fusillade» pourrait être écarté pour qualifier l'attaque de ce vendredi, puisqu'il s'agit de la «décharge de plusieurs fusils ou de plusieurs armes à feu», selon la définition de l'Académie française. Vu qu'il n'y a eu cette semaine qu'un seul tireur à Paris, il ne s'agit pas d'une fusillade à proprement parler.

Quant à la différence entre «attaque» et «attentat», en réalité, les médias préfèrent généralement ne pas se faire arbitre en la matière. Pour savoir si ce fameux cap entre «attaque» et «attentat» est franchi, il existe un indicateur crucial. Si le Parquet national antiterroriste (PNAT) est saisi, cela veut dire que le caractère terroriste de l'attaque est reconnu. Il est dès lors possible de parler officiellement d'«attentat». C'était le cas lors de l'attentat contre Charlie Hebdo.

Mais cette semaine, le PNAT n'est pas intervenu. Elle n'a en effet pas jugé que les actes d'un homme raciste puisse représenter une «entreprise terroriste». L'hypothèse privilégiée reste celle d'un acte isolé, ce qui tend les autorités à ne pas mobiliser la PNAT. De plus, le ministre de la Justice Éric Dupond-Moretti a «tenu à rappeler la différence entre un crime raciste, qui est par nature odieux, et un acte terroriste». «La différence, c'est l'adhésion ou pas à une idéologie politique revendiquée», a-t-il expliqué à la presse. Or pour l'heure, il n'existe pas de preuve démontrant que le tueur était relié à une organisation plus large.

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Le débat continue

Au vu de ces éléments, le PNAT reste à l'écart et il est difficile d'utiliser publiquement le terme «attentat». Mais le débat n'est pas clos pour autant. Me Mourad Battikh, avocat au barreau de Paris et spécialiste en droit pénal, juge notamment que la définition de l'article 412-1 du Code pénal reste trop ambigüe et qu'un acte, même individuel, pourrait tout à fait être qualifié de «terroriste». «La seule qualification qui permet de qualifier juridiquement l'attaque de terroriste est la volonté d'un individu ou d'un collectif de troubler gravement l'ordre public», confie-t-il à BFMTV. «Or, ce qu'on l'on sait du dossier [de la tuerie de ce vendredi, ndlr], c'est qu'il y a un trouble grave à l'ordre public par la terreur, puisque le suspect a essayé de terroriser les individus dans une situation publique. Et quand on regarde les antécédents de l'individu, il y a tout lieu de penser que la qualification terroriste doit être retenue».

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La communauté kurde est d'autant plus déterminée à parler d'«attentat» qu'elle ne se montre pas convaincue par la simple motivation raciste du tueur. Selon elle, cet acte a une dimension politique. Sinon comment expliquer que cela ait eu lieu quelques jours avant un anniversaire très symbolique: celui de l'assassinat il y a dix ans de trois membres du PKK à Paris, le 9 janvier 2013? Pour les Kurdes de France, cela ne peut être un hasard. Comme en 2013, ils accusent aujourd'hui le régime du président turc, Recep Tayyip Erdoğan, d'être derrière l'attaque. «Nul doute pour nous que ces assassinats sont de qualificatif terroriste», a déclaré Agit Polat, porte-parole du Conseil démocratique kurde en France (CDKF). L'ancien candidat de gauche à la présidentielle, Jean-Luc Mélenchon, considère lui aussi que l'attaque «n'est pas une aventure individuelle» et demande de ce fait l'intervention de le PNAT.

Les journalistes peuvent-ils ne pas tenir compte de l'avis du PNAT?

À noter qu'il ne s'agit pas de la première fois qu'un tel débat a lieu autour de l'utilisation du terme «attentat». C'est également ce qui s'est passé en 2019 lorsqu'un ex-candidat du Front National a voulu incendier la mosquée de Bayonne et a blessé deux personnes avec une arme à feu. Déjà à l'époque, les médias avaient dû justifier leur utilisation du mot «attaque», vu que le PNAT n'était pas intervenu. Seuls de rares médias, surtout de gauche comme Marianne, L'Humanité et Mediapart, avaient parlé d'«attentat».

«Un attentat terroriste est une attaque visant à faire peur au reste de la société», soutenait Thomas Vampouille, alors rédacteur en chef chez Marianne, auprès de la revue des médias de l'INA. «À partir du moment où un individu prend un fusil pour aller tirer sur des musulmans devant une mosquée, nous avons estimé que c’était pour instaurer un climat de peur au sein de cette communauté. C’est un attentat et je ne vois pas comment le qualifier autrement. Si nous nous étions référés au droit, les faits de la mosquée de Bayonne n’auraient pas été qualifiés 'd’attentat'. Nous sommes journalistes, nous sommes là pour analyser les choses et les nommer, indépendamment de ce que dit le parquet».

Dans le reste des médias, l'idée générale était qu'il valait mieux être plus prudent que l'inverse. «Je comprends la volonté de ne pas réduire l’agression de personnes devant une mosquée à une 'attaque' et de vouloir mettre tout le monde sur un même pied d’égalité. Mais chez France Inter, notre pied d’égalité est davantage celui de la réflexion juridique», argumentait Jean-Philippe Deniau, chef du service police-justice de la chaîne radio.

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