
Mort de Tyre Nichols: comment une telle violence policière est-elle possible?

Le 10 janvier 2023, un jeune père afro-américain de Memphis, Tyre Nichols, est décédé après que cinq agents de police l'aient tabassé en pleine rue. Ce vendredi soir, les images de la scène ont été révélées et montrent toute la violence des forces de l'ordre. On voit l'homme de 29 ans devenir la cible de coups de poings, de pied, d'une matraque télescopique, d'un taser et de gaz poivré. Étant à moins de 100 mètres de chez lui, Tyre Nichols crie «Maman, maman, maman». Il gît ensuite au sol, à peine conscient, le visage complètement tuméfié. Tout ça pour un banal contrôle routier, sans qu'une quelconque menace n'apparaisse sur la vidéo. Aucun policier ne s'est interposé ou préoccupé de ses blessures, certains fumant même tranquillement une cigarette après avoir commis leurs méfaits. Il a fallu presque une demi-heure avant que les secours n'arrivent.
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Ce n'est pas la première fois qu'un Afro-Américain est tué par des policiers avec une telle brutalité, le tout sous le regard de caméras. Un détail a toutefois interpellé la presse américaine: tous les agents mis en cause sont eux aussi noirs. Peut-on dès lors parler d'acte raciste, au même titre que pour la mort de George Floyd par Derek Chauvin? Déboussolés, les médias d'outre-Atlantique ont dû reconsidérer leurs préjugés pour mieux comprendre la raison de cette violence.
Les agents noirs moins violents? Oui, mais le manque de données empêche d'affiner l'analyse
Il faut dire qu'a priori, certaines études semblaient indiquer que contrairement à certains de leurs collègues blancs, les policiers noirs étaient bien moins susceptibles de s'adonner à ce type d'actes. C'était encore le cas d'une analyse publiée en 2021 dans la revue Science par des chercheurs des universités de Pennsylvanie, Californie, Princeton et Columbia. Après avoir scruté le travail de 7.000 policiers de Chicago, elle concluait que «les officiers noirs et hispaniques effectuent beaucoup moins d'interpellations et d'arrestations et qu'ils utilisent moins souvent la force, en particulier contre les civils noirs». Chez les femmes, la violence était moins présente qu'importe l'ethnicité.
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Le premier problème, c'est que ce genre d'études ne se limitent généralement qu'à une ville. Il n'existe pas de données au niveau fédéral et celles qui existent ne parviennent que de façon parcellaire. Des manquements dénoncés par les universitaires qui n'arrivent pas toujours à y voir clair.
Pas assez d'officiers noirs? Oui, mais pas à Memphis
Un article de 2017 tentait de remédier à ce problème en analysant les informations récoltées par l'association Mapping Police Violence dans plusieurs métropoles américaines en 2014-2015. Il concluait qu'il fallait au moins 30-35% d'agents noirs pour qu'un effet notable soit constaté, car «les individus ne peuvent commencer à agir de manière à aider d'autres minorités que lorsqu'ils sont soutenus par un nombre suffisant» de personnes.
Cette thèse pourrait expliquer de nombreuses violences. Mais à Memphis, cela ne colle pas. Là-bas, 58% des officiers sont noirs (dans une ville comptant 64,6% d'Afro-Américains en 2020), et ce chiffre a augmenté de 2% depuis 2021. La cheffe du département de police est elle-même Afro-Américaine.
Des policiers noirs qui intègrent le racisme
Face à ces constatations, les conservateurs américains se sont transformés en moralisateurs. Pour eux, c'est la preuve que les violences policières ne s'expliquent pas par le racisme. «Mais c’est justement très mal comprendre le principe, le mécanisme et l’intériorisation des préjugés racistes», prévient Charlotte Recoquillon, chercheuse associée à l'Institut français de géopolitique et journaliste spécialiste des États-Unis. Elle rappelle à RFI que «les policiers noirs rejoignent une institution dans laquelle, le corporatisme, la fraternité, le rôle des syndicats, les formations, les entrainements, etc., sont de très puissants mécanismes de reproduction du racisme. Donc il est à la fois important de diversifier les recrutements pour avoir une représentation plus égalitaire de la population, mais ce n’est pas du tout une fin en soi».
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Même son de cloche pour Christy Lopez, professeur de droit à l'Université de Georgetown qui a mené une enquête officielle sur l'affaire Michael Brown de 2014. «Les policiers noirs peuvent être soumis aux mêmes stéréotypes que les policiers blancs. Ils peuvent subir des pressions pour se conformer, pour être 'plus bleus que noirs', pour prouver qu'ils sont plus fidèles à l'insigne et qu'ils ne feront pas preuve de favoritisme», explique-t-elle au Los Angeles Times.
Quand la violence policière vise les quartiers afro-américains
Un autre facteur qui aurait pu jouer un rôle à Memphis est plus d'ordre géographique. «Il existe des données bien connues montrant que les quartiers noirs ont tendance à être plus surveillés» et concentrent les affrontements entre les policiers et la population, constate William Sousa, professeur et directeur du Center for Crime and Justice Policy de l'Université du Nevada. Une étude de 2017 montre sur ce point que les noirs et les hispaniques sont au moins 50% plus susceptibles de subir des violences policières.
Cela correspondrait au cas de Tyre Nichols. Son interpellation a eu lieu dans le sud-est de Memphis, dans des quartiers où la communauté afro-américaine est très présente. Cela tendrait à confirmer cette thèse.
Pas assez de contrôle politique
Face à cette situation, il paraitrait logique que les autorités interviennent pour empêcher cette brutalité des officiers. Mais aux États-Unis, c'est loin d'être aussi simple. Au fédéral, les républicains bloquent toute proposition de réforme. Puis «de toute façon, l'administration Biden proposait des mesures qui étaient plus un renforcement des moyens de la police – plus de caméras, plus d’équipement, de meilleures formations, plus de recrutement, etc. – qui va à l’encontre des demandes du mouvement Black Lives Matter», note Charlotte Recoquillon. À noter d'ailleurs que la présence de caméras corporelles à Memphis n'a pas du tout empêcher les policiers de tabasser Tyre Nichols.
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Les réformes dépendent donc du bon vouloir des municipalités. À Memphis, les démocrates tiennent certes fermement la mairie mais la Le département de police de la ville a été accusé à de multiples reprises d'usage excessif de la force. La chaîne de télévision locale WREG avait également constaté qu'en 2019, cette violence était centrée sur les Afro-Américains, à hauteur de 84% des incidents. Des faits commis par presque autant de policiers noirs que blancs.
Conscients du problème, le nouveau procureur et la nouvelle cheffe de la police locale se sont justement «tous deux engagés à lutter contre l’impunité des policiers», rappelle Charlotte Recoquillon. C'est que qui explique probablement que les cinq officiers en tort dans la mort de Tyre Nichols aient déjà été sanctionnés, du moins en partie. Rashawn Ray, professeur de sociologie à l'Université du Maryland, précise au Los Angeles Times que de manière générale, les agents noirs sont plus facilement réprimandés que leurs collègues blancs. «Peut-être que ce qui doit se passer à l'échelle nationale, c'est de s'assurer que les officiers blancs sont tenus aux mêmes normes de responsabilité que ces cinq officiers noirs à Memphis», conclut-il.