
Notre sécurité sociale est-elle en danger?

“Oui, évidemment. C’est facile de répondre à cette question.” La question, c’était de savoir si l’État social belge était actuellement sous pression. Pour Élisabeth Degryse, vice-présidente de la Mutualité chrétienne, pas de doute: les mesures politiques des dernières années ont participé à détricoter la sécurité sociale. “La première question est la soutenabilité du système. On entend souvent qu’elle coûte cher, que notre système n’est plus tenable... On l’a vu avec le conclave budgétaire au sortir de la crise, il faut trouver une manière de combler le déficit de l’État. Donc, oui, cela met de la pression sur la sécurité sociale.”
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Benoît Collin, administrateur général de l’INAMI (l’Institut national d’assurance maladie-invalidité), est un brin plus mesuré. “Il n’y a pas de volonté de détricoter la sécurité sociale de manière globale. La plupart des gens voient quand même l’intérêt de protection que cela apporte. Mais effectivement, en temps de crise, quand les recettes diminuent, quand on a tendance à oublier les bénéfices, on a tendance à proposer des mesures de sanctions, de remises au travail obligatoire... Ce n’est pas nouveau.”
Une cotisation, pas un impôt
Les jeunes qui entrent sur le marché de l’emploi découvrent leur première fiche de salaire avec l’idée qu’on leur a ponctionné des cotisations sans trop savoir pourquoi. Un point sur lequel insiste énormément Élisabeth Degryse. “Elle n’est plus connue ni comprise par les citoyens. Si vous faites un micro-trottoir, peu de jeunes de 25 à 35 ans peuvent expliquer la différence entre le précompte et la cotisation ONSS. Pour tout le monde, c’est un impôt. D’ailleurs, on parle de 'dépenses' en sécurité sociale, moins de cotisations. Ça pèse aussi sur le système.” Selon elle, fini l’image de cette grande tirelire dans laquelle tout le monde met un petit peu tous les mois pour payer les besoins de chacun. “C’est ça la sécurité sociale, c’est la plus grande assurance solidaire qui nous protège tous. Il faut réhabiliter cet État social, et son rôle protecteur. Si on ne le fait pas, on donne raison à ceux qui veulent le démolir. On oublie cet héritage, pour lequel on a dû se battre.”

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Benoît Collin va dans le même sens. “L’unanimité de la fin de la guerre se perd un peu au fil du temps. Les gens sont un peu plus individualistes, ont l’impression que leur revenu serait plus élevé sans cotisation...” La pension en 1945 durait évidemment nettement moins longtemps. “Mais doit-on pour autant diminuer ou supprimer les pensions? Ce n’est jamais simple. Mais il faut surtout que la société soit convaincue de l’intérêt de cette protection et que cela vaut bien 10 % du PIB.”
Fantasme néolibéral
C’est un refrain usé, la sécu coûte cher, et en Belgique on est trop généreux. “C’est vrai qu’on a un système relativement généreux en Belgique quant à l’octroi et à la durée des droits, mais pas spécialement en termes d’indemnités. Les pensions ne sont pas très élevées par rapport à d’autres pays, nuance Benoît Collin. Faut-il garantir une série de droits? Qu’est-ce que cela apporte? Est-ce que le prix qu’on paie est raisonnable par rapport aux avantages du système? C’est un équilibre à trouver. Quand l’État a pris en charge une partie des prépensions, les employeurs étaient bien contents. Ça leur a permis de se débarrasser du personnel sans payer de préavis. Quand c’est dans notre intérêt, c’est génial. Et quand c’est moins intéressant, c’est trop cher.”
La vice-présidente de la Mutualité chrétienne décèle, elle, un fantasme néolibéral. Elle revient quelques années en arrière, rappelant les décisions du gouvernement Michel. “Ces dernières années, une série de mesures ont fait des trous dans le budget. Une de nos études démontre que le problème n’est pas tellement les dépenses qui augmentent, c’est surtout la diminution des recettes, via des décisions politiques du gouvernement Michel. Comme l’exemption des cotisations sociales sur le premier emploi, puis sur le deuxième. Le tax shift n’a jamais été compensé non plus.” Elle a également dans le viseur la fameuse loi autorisant le travail associatif, qui a offert un cadre aux plateformes comme Uber Eats. “Sous certaines conditions, on pouvait travailler un jour par semaine pour 600 € par mois, sans cotisations. C’est aussi une manière de détricoter la sécurité sociale. On peut se dire que c’est génial pour le petit monsieur qui pourra payer quelqu’un 50 € légalement pour tondre sa pelouse. Mais quand, dans dix ans, on lui dira qu’on ne sait plus lui rembourser sa prothèse de hanche parce qu’il n’y a plus d’argent pour la sécurité sociale, il sera moins content.”
Ces médocs qui trouent la sécu
Il y a quelques jours, la Mutualité chrétienne mettait en évidence le prix prohibitif d’une dizaine de médicaments qui, à eux seuls, avaient couté 911 millions d’euros en 2019. Exemples: le médicament anticancéreux pembrolizumab. Il revient en moyenne à 53.430 € par patient et par an, sachant que 1.575 patients bénéficient de ce médicament à la MC. Le daratumumab, également un anticancéreux, monte à 70.729 € par an pour les 438 membres MC qui l’ont reçu en 2019. “Le système de sécurité sociale est tenable si tout le monde est raisonnable. Ceux qui le financent, les citoyens et le secteur pharma.” Or, ces dernières années, il y a des interrogations sur la manière dont certains médicaments sont pris en charge par la sécu. “On ne pourra pas continuer à financer certains médicaments très spécifiques et extrêmement chers à partir de la sécurité sociale. Il va falloir se poser les questions de transparence autour de ces médicaments, de leur véritable coût et de la réelle valeur ajoutée.”

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Pour la MC, la sécurité sociale ne peut pas devenir une manne financière spécifique destinée à une série de patients sans s’assurer de l’efficacité de ces médicaments, pas toujours prouvée, alors qu’ils grèvent le budget pharmaceutique. “Évidemment, les personnes malades ont droit à leur médicament, même spécifique. Pour peu que ce soit transparent et qu’il y ait une vraie valeur ajoutée. Car c’est actuellement une manière de tordre le système et de financer le secteur pharma. On doit mieux savoir comment le prix est construit. On sait par exemple que le pourcentage de marketing ou que la part subjective (ce que les gens sont prêts à payer) sont très importants dans le prix.” Réhabiliter la sécurité sociale dans l’esprit des citoyens, réévaluer les recettes, lancer une réelle transition interdépendante entre social, économie, écologie et santé. L’avenir de l’État social passera par là. Et selon Élisabeth Degryse, il arrive à un tournant. “Tout se joue dans les deux-trois ans. Si on veut un État social fort dans dix ans, on doit réussir cette transition maintenant. Le Covid a sonné comme un avertissement. Mais les mauvais réflexes reviennent au galop.”
Ballon d’oxygène
De son côté, Benoît Collin est optimiste face à l’avenir de notre État social. Même s’il est amené à évoluer. “Faudrait-il penser à d’autres moyens de financement? C’est une discussion à avoir. Mais la sécurité sociale est un modèle qui a fait ses preuves. Il faut sans cesse le rappeler. On peut se dire: “on s’en fout, les gens sont pauvres, c’est bien fait pour eux”, mais il y a toujours un moment où on a besoin de la sécurité sociale.”
Mi-octobre, l’Inami a approuvé le budget 2022 des soins de santé. Avec un objectif global de près de 32 milliards. “Quand on voit la tendance naturelle des dépenses croître de 3 à 4 %, on a ici un bon budget, raisonnable, précise Benoît Collin. Et on a investi dans des choix importants en matière d’accessibilité. Le fameux coup de pouce, c’est cette norme de croissance qui a été augmentée. On a un ballon d’oxygène.” Une norme de croissance rabaissée de 4 à 1,5 % par le gouvernement Michel et donc revue pour 2022.
Une décision dont se félicite également Élisabeth Degryse. “C’est écrit dans l’accord de gouvernement et c’est une vraie bonne nouvelle. Maintenant, à nous de prouver qu’on sait gérer cette marge budgétaire. Et c’est ce qu’on a fait, pour la première fois depuis longtemps, le budget a été validé à l’unanimité au conseil général de l’Inami. Organismes assureurs, syndicats et employeurs, on a validé un budget cohérent.” Elle insiste également sur la réserve de 124 millions appelée à mettre en place des politiques plus transversales et axées sur des objectifs de soins de santé. De quoi travailler de manière plus large et privilégier la prévention.