Elles ont subi un avortement : «Il y a 36 façons de vivre une IVG et chacune est respectable»

Ce que vivent les femmes lors d’une interruption de grossesse reste un solide tabou. Dans L’impensé de l’IVG, l’écrivaine Dominique Costermans leur a demandé de le briser.

femme qui a subi un avortement
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Cela se passe dans un train, lors d’une ­réunion entre femmes. Les paysages ­défilent, les confidences légères et graves tout autant. Elle dit: “Moi, j’ai avorté deux fois”. Sur le visage de son interlocutrice, c’est la stupéfaction l’espace d’une seconde. Elle se ressaisit. “Cela a dû être très dur à vivre. Deux fois...” La quadragénaire réplique doucement mais fermement. “Pas du tout. Ce n’était pas le bon moment. De nos jours, on peut planifier quand on veut un enfant. C’est tout.” Églantine, elle, s’est confiée à l’écrivaine Dominique Costermans pour son livre L’impensé de l’IVG, a subi elle aussi deux interruptions de grossesse. Elle n’en parle qu’avec des larmes. Hantée par ce passé, elle a fini par trouver un rituel apaisant dans une messe pour les enfants non nés, quelles que soient les ­circonstances, fausses couches, IVG médicales ou non, sans distinction. “C’était une très belle cérémonie. J’ai regretté de ne pas avoir connu cette association plus jeune, quand j’en avais besoin. Parce que cette ambivalence, que j’ai ressentie extrêmement fort, entre le “je ne peux pas mettre au monde un enfant maintenant” et “cet enfant est là et je l’aime déjà”, cette ambivalence est à mes yeux ce qui caractérise en premier ce moment qu’est l’IVG. En tout cas pour moi.

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Laurence nous confie avoir aussi subi deux IVG. La première a été traumatisante “parce que j’étais amoureuse du papa. Il n’en voulait pas et il ne m’a pas soutenue. Cela a d’ailleurs provoqué notre rupture”. Cette première IVG s’est faite par aspiration. La seconde, vingt ans plus tard, par voie médicamenteuse. Dans ce cas, des contractions sont provoquées pour faire sortir le fœtus. “Dans les deux cas, c’est difficile. Mais ce qui fait vraiment la différence, c’est la qualité de l’accompagnement. À quarante ans, j’avais un bébé de six mois quand je suis tombée enceinte. Je n’avais pas la force de le garder. C’était vraiment un choix. Mais le papa m’a choyée.” Et pourtant, “ça n’a pas rendu les choses si simples sur le plan émotionnel. J’avais le sentiment de faire quelque chose contre une volonté extérieure qui voulait que je sois enceinte”.

Les femmes avorteront toujours

L’avortement peut entraîner tant l’indifférence qu’une déflagration, parmi une panoplie d’autres réactions. C’est un impensé. C’est un tabou. Tout se passe comme si personne n’avait le droit de dire qu’un avortement pouvait être absolument anodin ou, au contraire, extrêmement grave. Les statistiques françaises parlent d’une femme sur trois qui avorte. En Belgique, on estime qu’une femme sur cinq est concernée. Mais ce n’est qu’une moyenne et ­certaines femmes recourent plusieurs fois à l’avortement dans leur vie. De toute évidence, ce n’est pas marginal alors qu’une chape de plomb continue à peser sur le vécu des femmes.

En Belgique, la question s’est réinvitée dans l’agenda politique avec le projet de loi visant essentiellement à allonger le délai pendant lequel les femmes peuvent avorter. C’est dans ce contexte que Dominique ­Costermans a voulu aller à la rencontre de cette intimité des femmes entourée de beaucoup de silence. Le déclic s’est fait sur Facebook. “Si on allonge le délai de l’IVG, comment vont-elles comprendre que ce n’est pas un moyen de contraception?”, s’exclame un jour une internaute dans un post. Lorsque l’avortement a été légalisé - sans être dépénalisé -, l’idée était que l’éducation à la contraception allait faire diminuer au fil du temps le nombre d’avortements. Il n’en a rien été, ou si peu, parce que la conception d’un enfant n’est pas aussi maîtrisée que cela. En France, 72 % des femmes qui ont recours à l’avortement avaient eu un accident de contraception. En ­Belgique, un avortement sur deux est du même ordre. Dans les histoires rapportées par Dominique Costermans, il y a toutes sortes de cas de figure, y compris une vasectomie qui n’a pas fonctionné. “La contraception n’est jamais fiable. Et qu’est-ce qu’on fait alors?, interroge l’auteure. Du temps de Simone Veil, on a pensé que le recours à l’avortement serait ­transitoire, mais on voit qu’il y a un stock constant de recours à l’avortement. Sans jugement de ma part, il y a des défauts d’éducation mais il y a aussi des accidents. Il y aura toujours des femmes qui avorteront.

L’injonction à la maternité

Pour trouver ses témoignages, Dominique ­Costermans a mis un seul message sur Facebook. Il a été relayé des dizaines de fois. Suite à cela, elle a rencontré douze femmes en trois mois. Elles apparaissent dans le livre dans l’ordre où elle les a rencontrées. “Il leur a fallu un vrai courage. Certaines n’avaient aucun problème et étaient très militantes. D’autres sont venues avec énormément de prudence. Leur deuil n’avait pas été fait, ça n’avait jamais été dit. Une femme sur deux a pleuré, même des années après. Parfois même quand “ça s’est bien passé”, simplement parce que l’émotion a été très forte, rapporte l’écrivaine. Que ce soit biologique ou culturel, il y a dans le chef des femmes une injonction à la maternité. En tout cas, on dit aux femmes qu’elles sont faites pour avoir des enfants. Et l’avortement, c’est aller contre ça. Flora comme Iris voient leur test de grossesse positif, elles ­jubilent, et tout de suite elles se disent aussi “oh non, c’est la merde”. Cette ambivalence est là. Il y a une envie, une pulsion, mais en même temps on n’est pas obligée de pondre un gosse chaque fois qu’on a un rapport sexuel.

un test de grossesse lorsque le désir de maternité n'est pas présent

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L’auteure a pris le parti d’assumer sa subjectivité afin d’offrir un maillon, une entrée pour les lecteurs. C’est un travail d’enquête et littéraire à la fois, assez extraordinaire. Il y a une grande diversité dans les témoignages. La démarche est aussi historique. L’avortement de Violette remonte aux années 60. Chaque femme est insérée dans une époque avec son lot d’indicible. Toutes ont raison et leurs raisons.

(Pas) Toujours un drame

Un mouvement #MeeToo autour de l’avortement semble s’amorcer aux USA. Beaucoup de jeunes femmes relativement décomplexées témoignent actuellement à visage découvert. Pourtant, la très conservatrice Cour suprême des États-Unis a enterré en juin un arrêt qui, depuis près d’un demi-siècle, garantissait le droit des Américaines à avorter. Ce droit n’avait jamais été accepté par la droite religieuse. Dans la foulée de la décision, plusieurs États américains ont annoncé prendre des mesures pour interdire les interruptions volontaires de grossesse sur leur territoire. Un coup de tonnerre. L’Europe n’est pas totalement épargnée. L’objection de ­conscience en Italie rend de plus en plus difficile l’accès à l’avortement. Pareil pour la Pologne. Et même la Russie, qui a été pionnière en la matière sous le communisme dès les années 1920, a fait ­marche arrière sous le coup d’une volonté nationaliste de natalité.

Le président français Emmanuel Macron a regretté la remise en cause par la Cour suprême des États-Unis des libertés des femmes, soulignant que “l’avortement est un droit fondamental pour toutes les ­femmes”. Pourtant, trois mois plus tôt, il s’était aussi senti obligé de déclarer: “C’est un droit, mais c’est ­toujours un drame pour une femme”. Laurence ­Rossignol, sénatrice, avait répliqué: “Mais de quel droit dites-vous cela? Pour moi, ça n’a pas été un trauma”. Le 26 novembre 1974, Simone Veil présentant son projet de loi avait pourtant plaidé dans le sens du drame. Mais l’Assemblée nationale française était constituée essentiellement d’hommes et c’était une autre époque. Les larmes aux yeux, elle avait alors déclaré: “Je voudrais tout d’abord vous faire ­partager une conviction de femme, je m’excuse d’avoir à le faire devant une Assemblée presque exclusivement composée d’hommes, aucune femme ne recourt de gaîté de cœur à l’avortement. Il suffit d’écouter les femmes. C’est toujours un drame, et cela restera toujours un drame”.

C’est une phrase qui est insérée dans un contexte grave de pénalisation de l’IVG”, explique Dominique ­Costermans. Un internaute l’a un jour sortie pour commenter le témoignage de Flora qui explique pourquoi son avortement s’est très bien passé au point que Flora souhaite à toutes les femmes cet “avortement de rêve”. Dominique Costermans ­réplique alors à cet homme que l’IVG peut être “un trauma ou pas”. L’homme bondit pour dire qu’il note qu’il y a donc des avortements de confort. “J’ai essayé de lui expliquer qu’il pratiquait du sexisme ­bienveillant en assignant les femmes à une position de victime.” Car la réalité est qu’il y en a plusieurs. “Il y a 36 façons de vivre une IVG et chacune est respectable. Personne ne peut catégoriser.” Lire toutes ces réalités permet de lever des œillères. Un homme dont la copine a avorté, et alors que le soir même ils dansaient en boîte de nuit, a lu les témoignages du livre et a expliqué qu’il ne se rendait pas compte que cela pouvait être très lourd pour certaines femmes.

L’intuition de Dominique Costermans, qui n’en fait pas une théorie, c’est que “tant qu’on n’en parle pas, il y aura la honte et tant qu’il y aura la honte, il y aura des traumas. Il faut donc produire du récit parce que ça met à la portée de chacun du réel et de l’humain. Évidemment, ça peut secouer. Mes interlocutrices ont eu des interactions entre elles et elles se sont senties moins seules. On a le droit d’avoir recours à l’avortement à un moment de sa vie où on n’a pas décidé d’être enceinte et où ce n’est vraiment pas le moment ou pas possible. Il y a des situations de vie qui rendent l’accueil d’un enfant impossible. Il n’y a pas que “mon corps, mon choix””. Si Laurence a voulu témoigner sous son vrai prénom, c’est justement parce qu’elle n’a aucune honte. “C’est important de se dégager de cette atmosphère de honte”, appuie-t-elle.

Cercle vicieux

Face à l’avortement, la question ne peut être réduite à “est-ce que le cœur bat, est-ce que le fœtus est ­viable, est-ce que c’est 24 semaines?” mais doit être élargie à la dimension du désir d’enfant. La manière dont une femme investit ou non son désir d’enfant fait une énorme différence qui lui appartient en son âme et conscience. Dans les témoignages recueillis par l’auteure, certaines femmes qui ont avorté ­parlent de “ces petites âmes”. Ou disent “j’ai eu trois enfants mais dans mon cœur, j’en ai eu cinq” parce que l’enfant est là quand le désir est là. D’autres ne ­veulent en aucun cas en parler comme ça. L’avortement vient enfin rappeler que si la conception d’un enfant a beau être de plus en plus maîtrisée, et médicalisée, une part échappe encore. Et dans ce contexte l’avortement est une option. Quand on sait que près d’un quart des grossesses n’ont pas été “programmées” et sont pourtant menées à terme, il y a aussi beaucoup de femmes qui n’avortent pas. C’est leur corps, c’est leur choix. L’essentiel est aujourd’hui de sortir du silence et d’écouter les femmes, toutes les femmes. Car comme le résume Dominique ­Costermans, “ce n’est pas la honte qui crée le silence. C’est le silence qui crée la honte. C’est parce qu’il y a une sorte d’interdit d’en parler qu’on en a honte. Du coup, c’est un cercle vicieux”.

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