
Dumping social : bientôt la fin de l'esclavagisme moderne en Belgique ?

“C’est sans doute le début de la fin de l’esclavagisme moderne dans le monde du transport routier européen!”, s’était exclamé Roberto Parrillo, le responsable Transport et Logistique de la CSC-Transcom, après la condamnation de la société Essers. La plus grosse société de transport et de logistique belge avait été condamnée en appel par la Cour du travail d’Anvers pour avoir frauduleusement payé le salaire le plus bas possible à Stefan Popescu, un conducteur poids lourds roumain. Cette décision devrait ouvrir une voie royale de recours à des milliers de chauffeurs victimes de dumping social. Une semaine après le jugement rendu, l’enthousiasme du syndicaliste est toujours au beau fixe.
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“Ce qui est formidable, c’est que cette décision rend réelle la possibilité de faire enfin appliquer le droit du travail. Cela fera certainement date.” Stefan Popescu a été payé, de 2010 à 2014, 200 euros par mois ainsi que 45 euros de per diem et logeait dans ce qu’appellent ironiquement les chauffeurs de l’entreprise Essers “el paradisio”. L’endroit où les conducteurs poids lourds se rassemblent pour se voir distribuer leur mission. À défaut du “paradisio”, il dormait dans son camion. “Il travaillait principalement la nuit comme conducteur. Le jour, il était le coordinateur des travailleurs roumains et autres. En plus, il était devenu le chauffeur personnel de la famille Essers. Autant vous dire qu’il ne dormait pas beaucoup. Son ambition, c’était réellement d’avoir un contrat belge, de gagner suffisamment d’argent pour faire venir sa famille”, explique Roberto Parrillo. Après quatre années, constatant que ses espoirs restaient vains, le chauffeur s’est lancé dans une bataille judiciaire. D’abord en Roumanie, ensuite en Belgique, où il a été épaulé par la CSC-Transcom. Un prochain procès au civil devrait indiquer à l’entreprise Essers combien elle devra payer. On évoque une somme de 200.000 euros.
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Un jugement symbolique
Ce type de jugement n’est cependant pas une première. En 2018, le tribunal du travail de Hasselt avait donné raison à sept camionneurs bulgares dans une affaire similaire contre l’entreprise RMT de Tessenderlo. Celle-ci avait dû leur verser un total de 236.000 euros, plus les intérêts, au titre des arriérés de salaire. S’il ne s’agit pas d’un précédent, le jugement contre Essers est cependant symboliquement très important. “Il prouve que les conducteurs ont plus de pouvoir qu’ils ne le pensent eux-mêmes”, commente Tom Peeters, le secrétaire fédéral adjoint du Syndicat belge des travailleurs des transports (BAT-FGTB). “Mais il n’est pas certain que l’on assiste à une ruée des chauffeurs poids lourds vers les tribunaux. Les conducteurs manquent souvent de preuves. Et il a fallu huit ans à M. Popescu pour obtenir justice...”
Cependant, le “Paquet mobilité” a récemment changé la donne. Cette série de mesures européennes mises en place dans le secteur du transport routier pour lutter contre le dumping social, harmoniser et simplifier les règles applicables au niveau européen et améliorer les conditions de travail ont été appliquées en 2020 et renforcées en 2022. La situation avait, de fait, évolué. On avait constaté des rééquilibrages. Par exemple, les salaires nets des conducteurs routiers polonais avaient augmenté de 20 %. Le ministre des Transports Georges Gilkinet avait, à l’époque, alerté. “Le dumping social intra-européen est en voie d’être corrigé grâce au Paquet mobilité, et c’est très bien. Mais le transport fait désormais face à un dumping social qui vient de l’extérieur de l’Europe”, regrettait-il. Une concurrence déloyale hors de l’Europe pour compliquer encore la donne?
Deux types de dumping
“Il y a aujourd’hui en Europe 280.000 conducteurs non européens, confirme Roberto Parrillo. Un règlement européen offre la possibilité à une entreprise de transport d’y faire appel. En 2012, les premières statistiques en la matière ont été publiées. Elles font état de 44.000 conducteurs non européens pour toute l’Europe. À l’époque, l’Espagne venait en tête avec 10.000 chauffeurs (presque tous sud-américains). En Lituanie, il y en avait 2.000. En Pologne, 3.600. En 2021, moins de dix ans plus tard, en Pologne, il y en a 132.000 et en Lituanie, 82.000.” Une partie de ces 132.000 conducteurs “détachés de l’international” en Pologne et des 82.000 conducteurs détachés en Lituanie travaillent chez nous. Le gouvernement lituanien a abaissé en 2017 les cotisations patronales de 32,6 % à 3,03 %. Il n’y a pas que les entreprises qui font du dumping social. Les États le font également…
Il y a donc deux types de dumping social en matière de transport. L’un d’origine intra- européenne, l’autre qui prend racine dans les attestations délivrées à des chauffeurs extra- européens. Le “Paquet mobilité” peut-il réellement réguler le premier? Le jugement “Popescu” va-t-il supprimer, à terme, les deux? “En théorie, c’est possible, affirme le secrétaire adjoint fédéral UBT-FGTB, Tom Peeters. Le système était relativement simple. Une entreprise de transport créait une firme “boîte aux lettres” en Europe de l’Est et mettait via cette filiale ses chauffeurs d’Europe de l’Est au travail en Belgique et en Europe de l’Ouest en les engageant avec des contrats très bon marché. Trois chauffeurs d’Europe de l’Est pour le prix d’un chauffeur belge. Il y avait également toute une industrie de cabinets conseils qui aidaient à créer et à gérer des firmes à l’étranger.”
Optimisme sous condition
Le “Paquet mobilité” n’a malheureusement pas fait disparaître cette pratique. “Parce qu’il y a un manque crucial de contrôles. Le jugement “Popescu” ne va rien changer. Le temps judiciaire est trop long. Nous avons eu un cas similaire. L’entreprise, plutôt que de faire face à ses responsabilités, a organisé sa faillite. Quant aux attestations pour les chauffeurs non-UE, dans la pratique, il est impossible de les contrôler. Il n’y a pas de banque de données permettant de savoir si oui ou non, ils reçoivent un salaire adapté aux législations.” Supprimer la disposition réglementaire européenne permettant l’émission de ces attestations est inenvisageable. Cette disposition avait été prise pour faire face à la pénurie structurelle de chauffeurs qui frappe l’Europe. Se passer des attestations reviendrait à provoquer des problèmes logistiques et des pénuries dans de nombreux secteurs économiques.
“Le jugement Popescu peut signifier le début de la fin du dumping dans le transport, mais également pour les autres secteurs”, affirme Roberto Parrillo de la CSC-Transcom, syndicat qui a particulièrement été à la pointe dans la défense du secteur. “Mais à condition que le politique tant national qu’européen se saisisse de la problématique. Il s’agira de faire passer l’idée que ce jugement “Popescu” vient concrétiser l’arrêt Koelzsch de la Cour de justice européenne. Cet arrêt a force de loi sur toute l’UE, mais à titre individuel. Il faut que le politique le traduise dans les réglementations à titre collectif. Ceci pourra régler les problèmes de dumping social (intra-européen et non européen) pour le transport mais également pour les autres secteurs.” L’arrêt Koelzch dit ceci: “Le contrat individuel de travail est régi par la loi du pays dans lequel ou, à défaut, à partir duquel le travailleur, en exécution du contrat, accomplit habituellement son travail”. Un bon sens qui semble faire défaut en Europe. Et qu’un syndicat semble déterminé à faire valoir…