
Le documentaire, un genre en pleine mutation

Dans Ni juge, ni soumise, Jean Libon et Yves Hinant suivent le quotidien de la juge d’instruction Anne Gruwez. Du réel, sans commentaires, la caméra filmant les gens, sans musique, montrant l’envers du décor de la justice. Plus docu que ça, tu meurs! Bardaf, les réalisateurs refusent l’étiquette. “Neuf fois sur dix, un documentaire, c’est un film militant. On sait qu’on va se faire chier, torpille Jean Libon. Il y a toujours une volonté démonstrative, ou explicative, ou didactique et ils y vont toujours avec des gros sabots. On doit montrer que le brave agriculteur avec sa vache est malheureux alors qu’on ne dit pas qu’il encule sa vache et qu’il y prend du plaisir…” Et d’asséner: “Les documentaristes sont des gens charmants, bien intentionnés, pleins de compassion... sauf qu’ils sont chiants”. Le message explicite et la réalité orientée seraient donc le propre du genre. Ça semble cohérent, si l’on observe les incontournables Demain, de Cyril Dion et Mélanie Laurent (césar du meilleur film documentaire en 2015) ou I Am Not Your Negro de Raoul Peck, succès mondial et réflexion radicale sur la question raciale aux États-Unis (diffusé ce mardi 27 à 13h35 sur La Trois). On peut même étendre le propos à l’énorme production didactique. Mais… Qu’est-ce qu’on fait de Pina de Wim Wenders (2011), qui suit le travail de la chorégraphe, sans bio, sans histoire de la danse? Il est où, là, le message?
Nouvelle vague
Sous l’appellation “documentaire” se cachent une multitude de sous-genres. On pourrait les rassembler sous la bannière opposition à la fiction. Le documentaire s’appuie sur le réel, le montre, le filme, le décrit, l’explique… Mais la frontière se rapetisse. Que se passe-t-il quand certains font reconstituer des événements par leurs protagonistes, voire par des acteurs (notamment dans le genre historique)? Et la téléréalité, c’est du docu? Popstars, sur M6, avait déclenché un tollé en occupant la case (et les subsides) dévolus au genre. On pourrait parler de réalité “sérieuse”, sans fictionnalisation si ce n’est dans un but pédagogique. Aujourd’hui, ce jeu avec le récit inventé est d’ailleurs une tendance forte! Depuis le succès de Walking With Dinosaurs, de la BBC en 1999, reconstituer, en images de synthèse, une époque révolue a remis en avant cette façon de rendre vivante l’évocation du passé. On en a vu des exemples européens, avec les blockbusters de Jacques Malaterre L’odyssée de l’espèce et Homo sapiens. National Geographic a poussé le procédé avec la très addictive minisérie Mars (visible sur Netflix). Dans ces six épisodes, signés Ron Howard, se mêlent les séquences explicatives, réelles, et les aventures S.F. d’astronautes à la conquête de la planète rouge. Dans Le fils de Neandertal ou le secret de nos origines, le contenu didactique était transmis carrément en trompant le spectateur, dans de la fiction pure (à louer sur www.arte.tv).
Au-delà du juge et de la justice, l’intérêt, c’est le background de la société, de la Belgique du troisième millénaire.
Les premiers films étaient du documentaire, tels La sortie de l’usine Lumière à Lyon et L’arrivée du train en gare de La Ciotat de Louis Lumière (1895). Pourtant, les “documentaristes” ne sont pas considérés comme des artistes! Alors, peut-être en quête de légitimité, les longs-métrages d’aujourd’hui reven-diquent le regard d’auteurs, la création. Cette subjectivité, Yves Hinant la revendique, malgré la forme, neutre en apparence, de Ni juge, ni soumise: “L’objectif, c’est de ne pas l’être. C’est d’être foncièrement subjectif”. Et Jean Libon d’insister: “L’objectivité, c’est la caméra de surveillance dans le métro. Si je fais un gros plan dans un axe, c’est un choix par rapport à ma sensibilité”.
Et les images nous transmettent, aussi, un certain regard sur le monde, pour susciter notre réflexion. “Au-delà du juge et de la justice, l’intérêt, c’est le background de la société, de la Belgique du troisième millénaire. On est dans des murs qui se rapprochent…, glisse Jean Libon. Est-ce qu’on n’est déjà pas dans le mur, d’ailleurs? Il faut se poser la question.”
Dans un reportage, les blancs sont des longueurs. Dans le documentaire, ils font sens. On vous recommande, dans le genre, le bouleversant Before We Go, documentaire de Jorge Léon montrant les danseurs de La Monnaie travaillant avec deux malades du cancer (2014, en VOD sur www.universcine.be). Même en télé, parce que c’est une des missions du service public, ce genre de travail artistique reste possible. On a vu récemment le film de Guy Mazelle, L’art du shiatsu ou la voie de la guérison qui, même si le propos était explicatif, s’attardait sur des brins d’herbe, des gros plans de mains, des silences et des pauses (toujours disponible sur Auvio).
Le réalisateur sujet
Prenons les “poids lourds”, Michael Moore et Agnès Varda. Tout les oppose? Pas sûr! L’un comme l’autre montrent un voyage, un périple, un objet en train de se faire, l’expérience d’un artiste. Depuis Super Size Me, de Morlan Spurlock (2004), se montrer en train d’investiguer sur un sujet en en subissant les conséquences dans sa vie personnelle, son corps, est une tendance lourde, efficace et populaire. Icare, l’incroyable docu-thriller de Bryan Fogel (2017, visible sur Netflix), démarre sur la décision du réalisateur de tester le dopage... et se transforme en investigation énorme sur le scandale du sport russe.
Netflix, d’ailleurs, est devenu un incontournable du genre. Sa section documentaires impressionne. Georges Huercano, responsable des magazines à RTL, commente: “Netflix a ouvert un créneau documentaire, notamment judiciaire, avec Making A Murderer par exemple. Ils peuvent aller au fond des choses. Mais ce n’est pas un truc qu’on pourrait mettre à 20 heures”. “En télé, pour faire de l’audience, il faut parler de sexe, de bébés, d’animaux ou d’argent”, révèle Patrice Goldberg, de Matière grise, dont le meilleur score reste un docu intitulé Comment masturber un éléphant. Le public de niche de la plateforme permet des alternatives !
Temps long, budgets courts
Paradoxe des paradoxes: en télévision, les budgets se réduisent, avec des conséquences sur l’investigation. Georges Huercano confirme: “Au début, je pouvais passer deux, trois mois sur une enquête. Aujourd’hui, on a un petit mois pour un 26 minutes”. Pourtant, les exemples marquants, et salués par la critique, de ces dernières années, sont tournés dans le temps long. Trois ans pour Ni juge, ni soumise. Deux ans pour Burning out, dans le ventre de l’hôpital, de Jérôme Le Maire (magritte 2017 du meilleur documentaire). Pour tourner Molenbeek, génération radicale?, Chergui Kharroubi et José-Luis Penafuerte ont pris une pause carrière pour s’immerger des mois dans la commune. Pour cela, il faut le financement. Les fonds publics.
Alda Greoli, la ministre responsable en Fédération Wallonie-Bruxelles a récemment tapé dur dans les budgets des associations. Elle a même coupé les fonds au festival Filmer à tout prix. “Aujourd’hui, les documentaristes ne gagnent rien. Ils rament, ils prennent des années pour trouver un peu d’argent pour ne pas mourir de faim, tacle Jean Libon. Il n’y a pas de structure adaptée. On veut la créer, pour des gens qui ont un peu la rage.” Patrice Goldberg prend du recul sur l’aventure Matière grise: “Tout a beaucoup changé. Aujourd’hui, on montre la science pendant qu’elle se fait. Le chirurgien au travail, dans la salle d’opération. Nous favorisons le live, nous voulons que nos images soient ancrées dans la vie. Le montage est plus dynamique. Chaque plan est plus court qu’il y a vingt ans!”
Enfin. Enfin un nouvel épisode de Strip-tease. Et mille fois mieux: c’est une “émission qui vous déshabille” en long, format ciné. On y retrouve tous les codes du programme culte: pas de commentaires, pas d’interviews, du réel, mais aussi de l’absurde, de l’humain, du bonheur, du désespoir, un poème (lu par Charline Vanhoenacker) et le mythique air de Combo belge en finale. Forcément, il n’y a pas de scénar. Ça n’est pas pour cela qu’il n’y a pas d’intrigue. Jean Libon l’avoue, il avait envie de polar. Le choix du sujet s’est donc porté sur l’inénarrable juge d’instruction Anne Gruwez, déjà héroïne de Madame la Juge. Durant trois ans, l’équipe a filmé la magistrate en 2 CV avec, en fil rouge, la réouverture d’un cold case, le meurtre de deux prostituées de l’avenue Louise. Les images sont terribles. La dame choque, émeut, interpelle. Segmentant? C’est le but. C’est Strip-tease. Et cette réalité à nu apporte une salutaire bouffée de vrai dans les images formatées d’aujourd’hui.
Ni juge, ni soumise. Actuellement dans les salles.