
Spielberg, un film inédit à voir sur Be tv

Disons-le d’emblée tant le plaisir est vif à la vision de ce film-fleuve (2h30) consacré au cinéaste américain qui détient à 71 ans la réputation d’être le “meilleur réalisateur du monde”. Il est rare qu’un documentaire touche à ce point sa cible tant on ressort ému, essoré, bouleversé par cette plongée en eaux profondes dans l’univers du cinéaste trois fois oscarisé. Signé par la réalisatrice Susan Lacy pour HBO (habituée aux légendes américaines puisqu’elle a lancé la célèbre série American Masters sur PBS), le film est construit à partir de dizaines heures d’interviews inédites sorties d’archives privées, d’extraits de films culte (Les dents de la mer, E.T., La liste de Schindler…) ou de témoignages des collaborateurs historiques de Steven Spielberg, en passant par ses acolytes du Nouvel Hollywood jusqu’à sa productrice Kathleen Kennedy ou Tom Hanks, son alter ego depuis Le soldat Ryan. De ce voyage chronologique et sans voix off dans la galaxie Spielberg ressortent plusieurs fils rouges qui se confondent parfois avec les tropismes de ses films: les traces indélébiles d’une enfance solitaire dans la banlieue américaine, la rencontre avec la grande histoire (du cinéma, mais aussi du monde), sous l’étoile d’un génie inné du divertissement qui a redéfini le cinéma.
Devenir Spielberg
Le premier bonheur que procure le film est d’observer Spielberg au travail. Pourtant, le tournage des Dents de la mer en 1975 n’avait rien d’évident. À l’époque, “tout le monde s’attend à un flop” se souvient son ami “Marty” Scorsese. Steven débute le tournage sans script et sans requin (l’automate a coulé) et s’acharne à tourner en pleine mer contre l’avis d’Universal qui optait pour des piscines en studio pour éviter les marées pacifiques. Le “gamin de Hollywood” va tripler ses jours de tournage mais inventer au passage le blockbuster estival, avec l’idée que “ce qu’on ne voit pas fait plus peur que ce qu’on voit”. Le jour de la sortie des Dents de la mer, Spielberg et Marty scrutent les files d’attente devant les cinémas de Westwood à Los Angeles: les trottoirs sont bondés. À 28 ans, le kid obtient une reconnaissance immédiate qui lui donne un ticket d’entrée pour le futur et le choix du “final cut” pour ses prochains films.
À chaque étape du parcours, Spielberg se raconte de manière drôle, émouvante, presque candide. À de multiples égards, Spielberg est resté cet enfant craintif de la banlieue de Phoenix (Arizona) qui se cachait quand son grand-père immigrant ukrainien l’appelait “Schmuel” (son prénom en yiddish) devant ses copains. Adolescent souvent malmené par les autres, Steven passera sa jeunesse à vouloir s’intégrer. Ses premiers films tournés pour la télévision se regardent d’ailleurs comme des “survivals” - notamment Duel où l’histoire du conducteur poursuivi par un camion tueur recoupe la parabole du kid harcelé par ses camarades de banlieue.
Je filmais des déraillements de train, c’était comme un moyen de me réapproprier ma vie et de contrôler mes peurs.
“J’ai commencé à faire des films quand j’étais enfant avec la caméra de mon père, raconte Spielberg, images super-8 à l’appui. Je filmais des déraillements de train, c’était comme un moyen de me réapproprier ma vie et de contrôler mes peurs. Car j’avais peur de tout, même de l’arbre devant ma porte.” Mais devant une projection de Lawrence d’Arabie, l’ado de seize ans se décourage et veut abandonner son rêve de devenir réalisateur - parce que “ la barre était trop haut”. Fasciné par la fresque de David Lean (hanté par la question-clé “qui suis-je?”), Steven retourne voir le film trois semaines de suite, pour comprendre que le cinéma allait être toute sa vie, “sans retour possible”.
Pourtant, le jeune homme n’a pas ses entrées à Hollywood. Refusé à l’université, il va faire ses classes sur le tas, le studio Universal devient son école. La légende dit qu’un jour Spielberg est monté dans un bus pour touristes en direction des studios, et n’en est jamais redescendu. En 1968, son premier court métrage (Amblin) tape dans l’œil du producteur hollywoodien Sid Sheinberg (“la rencontre la plus importante de ma vie”, avoue Spielberg), l’homme qui lui proposera d’adapter La liste de Schindler vingt ans plus tard - et que Spielberg maturera dix ans. Dès ses premiers contrats, son sens de l’espace et de l’émotion impressionne. Mais Spielberg n’est pas une créature des studios: il leur tient tête, refusant de faire exploser le camion tueur à la fin de Duel, préférant filmer la lente agonie de la carcasse de métal, annonçant déjà des films comme Mad Max. Les éloges pleuvent: “L’écran ne lui suffit pas”, raconte Sheinberg, tandis que Scorsese avoue parfois regarder les films de Steven sans le son - “tant l’image chez lui a son propre langage”.
Nouvel Hollywood
Au cœur des années 70, il existe une femme d’influence dont les critiques assassines dans les colonnes du New Yorker font trembler Hollywood. Si la journaliste mythique Pauline Kael (1919-2001) adoube Spielberg (elle le compare à Howard Hawks mais doute de sa profondeur), elle est surtout la première à percevoir l’émergence d’un groupe de cinéastes “nouveaux” qui font le lien entre la Nouvelle Vague européenne et le cinéma main-stream américain. Surnommés les “Movies Brats” (les “Mômes du cinéma”), Francis Ford Coppola, Brian De Palma, George Lucas, Martin Scorsese et Steven Spielberg pénètrent en force l’establishment hollywoodien. Entre eux, l’émulation est totale tant ils se conseillent mutuellement: De Palma suggère à Lucas l’idée du prologue mythologique de Star Wars, tandis que Spielberg file un coup de main à De Palma pour la scène de tuerie finale de Scarface. Le Nouvel Hollywood est né, même si Spielberg fait figure de “nerd” asocial parmi ces cinéastes controversés, n’ayant de penchant ni pour les drogues ni pour le rock’n’roll. Mais ce à quoi personne ne s’attend, c’est que le groupe parvienne à dominer le business hollywoodien, à rencontrer le public et à révolutionner le cinéma.
En 1977, fasciné par 2001: l’odyssée de l’espace de Kubrick, Spielberg tourne Rencontres du troisième type, premier rendez-vous du cinéaste avec la technologie et la science-fiction qui fait écho au travail de son propre père. Pionnier de l’informatique pour General Electric dans les années 1950, Arnold Meyer Spielberg créa les appareils sur lesquels s’exerceront plus tard Bill Gates et Steve Jobs. Mais très marqué par le divorce de ses parents quand il a dix-neuf ans, Spielberg ne verra plus son père pendant quinze ans, se révélant plus proche de sa mère Leah (décédée en 2017 mais qu’on voit à l’écran), figure maternelle excentrique qui fait office pour Steven “de meilleure amie, de grande sœur, de Peter Pan”.
C’est aussi le moment où se forge la fameuse sentimentalité de Spielberg, qu’on lui reprochera beaucoup. Sur E.T. (1982), Steven invente le film familial de science-fiction, dont on retrouve des traces jusque dans l’actuelle série Stranger Things. Après la sortie de Star Wars, George Lucas lui propose un script improbable: l’histoire d’un archéologue lancé sur les traces d’une arche perdue. Tournée comme un film de série B et portée par la décontraction sexy de Harrison Ford, la trilogie Indiana Jones devient une franchise de la pop culture. On reproche à l’auteur de faire du cinéma commercial, mais comme beaucoup de ses personnages, Spielberg se cherche. Il décrit La couleur pourpre comme “son premier film adulte” mais regrette encore sa “timidité ” à aborder l’amour entre femmes, édulcorant le roman d’Alice Walker. Trente ans plus tard, on remarquera qu’il s’est bien rattrapé en attribuant la palme d’or à La vie d’Adèle…
Le tournant Schindler
Malgré le succès critique de L’Empire du soleil en 1987 (“film mystique” selon Scorsese), Steven traverse une crise d’identité cristallisée par sa rencontre avec l’actrice Kate Capshaw qui le fait chavirer: “Je ne voulais plus être Juif jusqu’à ma rencontre avec Kate, ça a été un vrai coup de foudre. J’ai toujours eu peur d’être un paria parce que j’étais Juif. Avec Kate, la vérité a éclipsé l’illusion”, confesse Spielberg. Kate se convertit au judaïsme et épouse Steven en 1991 (ils ont aujourd’hui sept enfants dont deux adoptés).
La renaissance artistique est en marche. Remonte à la surface un projet que Sid Sheinberg lui a confié dix ans auparavant: l’adaptation de la vie d’Oskar Schindler, un industriel allemand qui sauva 1.200 Juifs pendant la Seconde Guerre mondiale. Avec La liste de Schindler (tourné en noir et blanc en 1993, oscar du meilleur film et du meilleur réalisateur), son cinéma change. Spielberg rejette tous les “trucs” hollywoodiens, tourne lui-même une grande partie des scènes caméra à l’épaule, et impose de tourner en Pologne. “Rien ne m’avait préparé à Auschwitz, en arrivant en Pologne j’ai compris que je jouais avec le feu. Ça a changé mon approche du cinéma. Avec Kate on a vécu quatre mois à Cracovie, on pleurait beaucoup sur le tournage. Émotionnellement, c’est le film le plus dur que j’aie fait”, raconte-t-il.
Cette petite fille en rouge remontant le ghetto continue de symboliser comment le monde a fermé les yeux sur l’Holocauste. Le casting (Liam Neeson en tête) se souvient de son “inspiration” hors norme, travaillant “comme un peintre abstrait, en chef d’orchestre du chaos”, caméra à l’épaule, sculptant le visage de l’acteur différemment à mesure que Schindler devient qui il est. L’année suivante avec les bénéfices du film, Spielberg crée la Fondation pour la Shoah qui a permis aujourd’hui de recueillir plus de 52.000 témoignages dans 56 pays.
Dreamworks, l’usine à rêves
Après 50 ans de carrière et près de 60 films au compteur, “Steven ressemble à un mec qui ressemble à Steven Spielberg” remarque l’un des collaborateurs à Dreamworks, le studio qu’il fonde en 1994. Célébré pour ses effets spéciaux révolutionnaires, Jurassic Park laisse un héritage énorme. Avec seulement quinze minutes de dinosaures à l’écran, “le film a ouvert la boîte de Pandore d’un nouveau storytelling, aussi fort que la découverte du cinéma parlant”, note la productrice Kathleen Kennedy.
Cinq ans plus tard, les 28 minutes de la scène d’ouverture viscérale d’Il faut sauver le soldat Ryan - reconstituant le Débarquement du 6 juin 1944 - révolutionnent la représentation de la Seconde Guerre mondiale en ouvrant une veine ultra-réaliste, poussant au maximum les possibilités expression-nistes du son. “Seul Steven pouvait faire cela, c’était extraordinaire. Son œil est connecté à son cerveau en permanence”, se souvient Tom Hanks. Si la retraite semble loin pour Spielberg - avec le récent Pentagon Papers, il capte l’empowerment féminin contemporain et sortira le 28 mars Ready Player One, adapté d’un roman dystopique - le documentaire de Susan Lacy vient donner une clé de son œuvre: tous les films de Steven Spielberg (incluant Minority Report, Munich ou le récent Lincoln) sont faits d’une même matière mouvante: celle d’un cinéma cherchant désespérément à combler la séparation originelle par une quête éternelle de réconciliation. Magistral.