Adélaïde Bon : "Je sais la violence de certains hommes”

Pour raconter le viol dont elle a été victime à l’âge de 9 ans, Adélaïde Bon a écrit La petite fille sur la banquise, un livre qui fait du bruit. Dans tous les sens du terme.

Adélaïde Bon publie La petite fille sur la banquise ©Philippe Matsas

À 9 ans, Adélaïde Bon est victime d’un viol. Un inconnu. Il passait par là… Ses parents déposent plainte. Elle ne comprend rien. “On lui dit qu’elle porte plainte pour attouchement sexuel et que le monsieur de la cage d’escalier, c’est un pédophile.” C’est le début de La petite fille sur la banquise, le livre qu’Adélaïde Bon a expulsé d’elle-même pour s’éloigner de la scène traumatique autour de laquelle rôde sa vie depuis plus de vingt-cinq ans. Un livre dont le titre tente de rendre compte de l’immense solitude des victimes de violences sexuelles qui se  terrent dans le silence, le déni ou le non-dit.

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Un livre qui surgit d’un passé blessé, réanimé le jour où, vingt ans après les faits, la police informe Adélaïde Bon qu’elle a arrêté son agresseur. Un violeur en série qui, on l’apprendra lors de l’instruction, passé par Charleroi, Liège et Bruxelles, a déjà un casier en Belgique. Avec un soin porté à l’écriture qui cherche sans cesse le mot le plus juste, La petite fille sur la banquise raconte l’histoire d’une souillure que rien, ni le temps, ni les thérapies, ne peut vraiment effacer.

Quel a été le déclic qui vous a poussée à livrer ce témoignage sur le viol dont vous avez été victime à l’âge de neuf ans ?

ADÉLAÏDE BON - Il y a eu la décision de m’inscrire à un atelier d’écriture. Au bout d’un an, l’animatrice nous a demandé de rassembler les textes qu’on avait écrits et je me suis aperçue que, dans tous ces textes, d’une manière ou d’une autre, malgré les contraintes de l’exercice, je parlais de ça. J’ai compris que je devais écrire sur ce sujet. Mais j’ai compris que je devais écrire, non pas pour moi, mais pour être lue. 

Ce travail sur les mots qui vous rapprochent de la brutalité du viol est-il une délivrance ou une souffrance ?

Une délivrance. J’ai passé beaucoup de temps à trouver les mots les plus précis pour être au plus près de mon ressenti. Quand on est victime de violences sexuelles, on est plongé dans la confusion - une sorte de brouillard. Trouver les mots justes pour dire cette violence aide à lever cette confusion et à se réapproprier son histoire.

Le jour de l’agression, vos parents déposent plainte. Et après? Le viol a-t-il toujours été présent entre vous et eux ou ont-ils essayé de l’éliminer du paysage ?  

Mes parents n’ont pas compris qu’il y avait eu viol, mais c’est parce que je ne l’ai pas dit. J’étais victime d’amnésie traumatique, je ne me souvenais plus des deux tiers de la scène. Pour mes parents, il s’agissait d’attouchements sexuels. Ils sont venus avec moi pour déposer plainte, ils sont venus avec moi chez le médecin et j’ai continué à vivre ma vie de petite fille souriante qui a commencé à cacher son mal-être. Un mal-être que mes parents n’ont jamais lié à cet événement qu’ils considéraient être une malchance. Là où ils ont pris conscience du viol, c’est lorsque mon agresseur a été arrêté et qu’ils ont entendu d’autres victimes prononcer les mêmes mots que moi.

Certaines femmes que j’ai rencontrées au procès, je les considère comme des sœurs.

Qu’est-ce que ça change pour une victime de se retrouver face à son bourreau ?

Pouvoir mettre un visage sur ma honte. C’est un homme qui a été très violent durant le procès et je me suis dit que c’était bien normal d’avoir autant souffert. Ça m’a permis de légitimer ma douleur. Une douleur qui se manifestait dans le désir de maltraiter votre corps… Oui, boulimie, masturbation compulsive, automutilation, mais discrète… Je me cognais la tête contre les murs, je me giflais, je m’arrachais les cheveux. Une façon d’exprimer la haine de soi…

Et un rapport aux hommes très chaotique…

Avec les hommes et la sexualité : un désastre. On se sent capable de se donner aux pires types du coin et, en même temps, on développe une immense méfiance vis-à-vis des hommes. Personnellement, la sexualité, ça reste un chantier, mais ça avance. Je vis une histoire avec un formidable amoureux, tendre et patient. Ensemble, on avance pas à pas, peu à peu, mais j’ai reçu les soins adaptés.  

Victime parmi les victimes, avez-vous le sentiment d’appartenir à une communauté ?

Oui. Une communauté du savoir: nous sommes ensemble car nous savons. Je sais la violence de certains hommes. Nous savons la violence de certains hommes. Nous savons la solitude qui finit par créer une infinie tendresse entre nous. Certaines femmes que j’ai rencontrées au procès, je les considère comme des sœurs. On n’a en commun ni sang, ni ancêtres, mais la connaissance des abysses. 

Pensez-vous transformer l’expérience du livre en un engagement ?

Oui et non. Oui, car je donne des ateliers d’écriture à des femmes victimes de violences sexuelles dans des situations de grande précarité. C’est l’endroit où je me sens utile pour le changement. Non, car je ne me sens pas capable d’être une porte-parole.

Votre livre arrive à un moment où la parole des femmes se fait entendre avec une vraie volonté de changement. Pensez-vous que ce n’est qu’un instant ou un virage capital ?  

Ce qui se passe aujourd’hui s’inscrit dans une période qui me rappelle les grèves des ouvrières, les suffragettes, les années 70. On entend plus fort que d’habitude la voix des femmes et elle va faire évoluer les choses. Une jeune fille de 2018 qui a entendu parler de harcèlement et de viol n’est pas la même qu’une jeune fille qui n’en a pas entendu parler. 

La petite fille sur la banquise. Adélaïde Bon, Grasset, 252 p.

La petite fille sur la banquise

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