
Kings : la folle audace de Deniz Gamze Ergüven

Lorsqu’on a la rencontre dans un café bruxellois où elle est venue présenter son second film, il se dégage de Deniz Gamze Ergüven une alliance rare de force et de fragilité, capable de s’emparer d’un épisode violent de l’histoire afro-américaine et de le faire sien. A près « trois ans sans dormir », le bouclage de deux épisodes de The First (une série d’un des créateurs de House of cards pour la plate-forme Hulu) et bientôt deux bébés, la réalisatrice de tout juste 40 ans a décidé de souffler un peu avant de reprendre l’écriture d’un nouveau long-métrage cet été. Fille d’un diplomate turc grandie en France depuis l’âge de six mois, diplômée de la Fémis, elle a commencé à travailler sur Kings en 2006, un an après les émeutes des banlieues françaises venues cristalliser chez elle « un certain mal-être », alors qu’elle se voyait refuser la nationalité française pour la seconde fois - obtenue finalement depuis le succès de Mustang, bombe féministe adressée à la Turquie d’Erdogan. Ergüven revient donc avec Kings, en immersion dans ces six jours d’émeutes (et 53 morts) survenus après l’acquittement des policiers responsables du passage à tabac du chauffeur de taxi noir Rodney King. Comme dans Mustang, Ergüven s’attache aux figures libres et adolescentes (le film s’ouvre par l’assassinat de la jeune Latasha Harlin, survenu dans une épicerie un an avant les émeutes) et suit l’échappée d’un groupe d’adolescents afro (une fille et deux garçons, l’un pacifiste, l’autre plus radical - comme deux disciples des courants initiés par Martin Luther King et Malcom X), sous le regard empathique de Millie (Halle Berry), une assistante sociale qui va faire alliance avec le seul blanc du quartier (Daniel Craig – livrant au passage une scène de rêve érotique d’une tendresse inédite sous le costard de James Bond). Pour oser un tel scénario, qui vient retourner avec romanesque le regard porté sur les émeutiers, il fallait pouvoir s’adosser au réel. Deniz Gamze Ergüven l’a fait. Il en ressort une œuvre fougueuse et douloureuse, traversée d’images d’archives, de cœurs brisés et de sourires inattendus, comme des signaux de détresse dont l’espoir s’échappe pourtant, par bouffées, jusqu’à nous.
Qu’est-ce qui vous touchait particulièrement dans les émeutes de Los Angeles, vous qui n’avez pas grandi aux Etats-Unis ?
J’étais très touchée par les émeutes dans les banlieues françaises de 2005.Ces émeutes sont devenues miroir d’un malaise que je n’étais pas la seule à vivre.J’ai commencé à lire énormément de choses sur les émeutes, c’est devenu obsessionnel. Les émeutes ont toujours le même schéma, dans la manière dont elles se rodent par rapport à la violence policière lors d’une vacance de pouvoir, et puis éclatent. Les émeutes de Angeles ont la particularité d’avoir été extrêmement massives et de toucher une communauté entière à travers toutes les générations, comme si le volume de gâchis avait été poussé au maximum. Je me suis organisée rapidement pour aller passer un mois à South Central dans le quartier où ça s’est passé en 1992 à Los Angeles. Le film s’est confirmé quand j’ai compris que pendant ces cinq jours sans loi les situations les plus absurdes sont arrivées, et que certains pouvaient aussi en sourire. Tous les détails du film sont vrais. Les policiers ont vraiment laissé des gens grimper aux lampadaires, des managers du McDonald négociaient avec les émeutiers à coup de burgers pour protéger leurs magasins, les gens réglaient leurs comptes, piquaient des toilettes et c’est cette dissonance-là qui m’a attirée, ce passage du sombre à la lumière. C’est comme ça que l’intuition du film est arrivée.
C’est d’ailleurs aussi le ton de Mustang ?
Oui. Ce qui m’intéresse c’est la rupture de ton. C’est comment quelqu’un qui a écouté du Chopin toute sa vie se met à entendre du Thelonius Monk, il y a des accords qui peuvent sembler dissonants. C’est ce qui me touche justement.
On se souvient du récent Detroit de Kathryn Bigelow sur les émeutes de 1967, qui traitait la violence raciale de manière très frontale : de quelle manière avez-vous abordé le traitement de la violence ?
De film en film, Kathryn Bigelow traite magistralement de la violence de la société américaine, c’est son sujet. Detroit raconte comment une ville entière est imbibée de cet inconscient collectif-là. Elle parvient à passer d’un personnage à un autre, sans couture, sa direction artistique me paraît magnifique. Les scènes de violence dans Mustang et dans Kings sont aussi des piliers des films. Je ne pouvais pas les éviter mais j’avais un trouble sur la manière de raconter tout cela. Les scènes d'archives de lynchage de Rodney King sont terribles. Elles correspondent au fait que l’Amérique se pose souvent les mauvaises questions. C’est tellement frappant encore aujourd’hui, de voir à quel point le pays s’est construit sur la ségrégation. J’ai passé l’hiver à la Nouvelle Orléans, les écoles c’est toujours les Blancs d’un côté les Noirs de l’autre. C’est le cœur de l’histoire américaine, c’est leur tragédie centrale.
Quels partenaires ont été Halle Berry et Daniel Craig sur ce film, sur ces questions ?
Halle Berry trouvait que c’était vraiment le moment de parler de tout ça. On est entré en préparation au moment des violences de Charlottesville (lorsqu’un suprémaciste blanc a roulé sur la foule, tuant une manifestante anti-raciste en août 2017 Ndlr). Trump est arrivé au pouvoir à la veille du tournage, on tournait la scène de foule la veille de son investiture, la police a dû déplacer le tournage. Tout résonnait. Mais ensuite quand le film est sorti aux Etats-Unis fin avril il a été mis en sourdine. Quant à Daniel Craig, il me semble que nous avions un point de vue assez similaire d’outsider sur l’Amérique, même s’il est très new-yorkais aujourd’hui. Notre positionnement se rejoignait.
Les adolescents sont au cœur de Mustang et de Kings : pourquoi ?
L’adolescence agit comme un révélateur. Il y a quelque chose de très pur et de très innocent dans le point de vue adolescent, qui réagit très fort. Le titre du film "Kings" (rois) vient saluer la mémoire de Rodney King et Martin Luther King – mais vient aussi inverser la perception négative sur les hommes noirs de l’époque. Dans les archives télé des émeutes, j’étais très choquée de voir à quel point les jeunes Noirs étaient stigmatisés, diabolisés comme des « guêpes africaines ». Rodney King a été traité en paria. Le point de vue du film est celui de Millie (Halle Berry) qui a un tout autre regard sur ces enfants. On peut aussi considérer que l’affrontement entre les deux adolescents principaux, Jesse et William, a quelque chose d’un affrontement de rois entre deux courants d’idées, deux écoles – le pacifisme contre l’action. Comme un héritier de Martin Luther Ling et un héritier de Malcom X qui s’affrontent.
Êtes-vous optimistes sur l’évolution de la représentation des afro-américains à Hollywood ?
De manière générale, la société américaine s’est construite autour du cinéma. Beaucoup de leurs perceptions dépendent du cinéma qui entretient quelque chose. L’un des plus grands films de l’histoire américaine c’est Birth of a Nation de Griffith qui est aussi l’un des films les plus racistes de tous les temps. On a ensuite assisté à une diabolisation permanente des afro-américains. J’ai eu du mal à monter financièrement Kings car on me faisait comprendre que personne n’avait envie de voir ça, ou alors que le film était forcément assigné au genre des « Urban movies » comme Menace To Society. Clairement le succès de Black Panther a changé la donne cette année. Mais la stigmatisation change de cible. Aujourd’hui être Moyen-oriental aux Etats-Unis reste une plaie, c’est vraiment « bougnoulistan ». Les scénaristes ne vont pas sur place, ils fantasment depuis leurs bureaux à travers un téléobjectif qui écrase toutes les subtilités du monde et génère des produits qui sont du Fox Tv, par maladresse et ignorance. Je m’inscris à l’opposé de cette vision.
Drame
Kings
Réalisé par Deniz Gamze Ergüven. Avec Halle Berry et Daniel Craig -87’