Jérôme Colin et Caroline Désir: l'interview croisée

À l’occasion de l’adaptation au Théâtre de Poche du roman de Jérôme Colin Le champ de bataille, nous avons présenté la nouvelle ministre de l’Enseignement obligatoire Caroline Désir à l’auteur. Elle croit dur comme fer en son Pacte d’excellence, il est plus sceptique. Quant aux profs, ils attendent toujours que leur métier soit enfin revalorisé.

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L’école n’est plus adaptée à nos enfants. Elle doit changer. Sur le constat, la nouvelle ministre de l’Enseignement obligatoire Caroline Désir (PS) et l’auteur Jérôme Colin, devenu porte-parole des “blessés” de l’enseignement après la sortie de son bouquin en 2018, sont d’accord. Lors d’une rencontre organisée par Moustique, ils se sont découvert un autre point commun: ils ne gardent pas un excellent souvenir de leur passage en classe. Elle était davantage préoccupée par la danse classique. Lui, a mal vécu la “transmission verticale des savoirs”. Le Pacte pour un enseignement d’excellence imaginé lors de la précédente législature devrait enfin bousculer la machine. Madame la ministre, la tâche qui vous attend est effrayante… Je n’aimerais pas être vous, lance Jérôme Colin en guise d’introduction. D’autres systèmes scolaires font mieux. Nos élèves ne sont pas moins intelligents que nos voisins. On peut réussir”, a répondu la ministre.

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Que doit être le rôle de l’école aujourd’hui?

CAROLINE DÉSIR – Remettre tous les enfants à niveau. Je suis socialiste et je pense en termes d’égalité des chances, des acquis et des résultats. L’école est obligatoire. Il y a une égalité d’accès, mais il faut s’intéresser à ce qui se passe à la sortie. L’ascenseur social ne fonctionne pas. Il suffit de voir le nombre d’enfants d’ouvriers à l’université. L’écart entre les très bons élèves et les largués est trop important.

JÉRÔME COLIN – S’il devait y avoir un endroit d’inclusion qui met le fils du Premier ministre et le fils de celui à l’autre bout de l’échelle sociale sur un principe d’égalité, c’est l’école. Or ce n’est pas le cas. Des familles ont de la chance, d’autres n’en ont pas. Le récit de notre société est mauvais. Si tu es bon à l’école, tu auras un métier. Si tu as un métier, tu pourras être heureux. Mais la réussite scolaire n’est pas atteignable pour tous. Ceux qui échouent ne sont pas des sous-hommes à jeter à la poubelle. Notre société le fait. Elle dégrade l’enfant. Dans un établissement comme Cardinal Mercier que je hais de tout mon cœur, il y avait 21 classes de première rénové l’an dernier.

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À la sortie, combien il en reste?

C.D. – Six…

J.C. – Où sont passés les enfants? Trois quarts des élèves inscrits en première ne sont pas là en sixième.

C.D. – C’est l’effet toboggan. Ils changent d’école, vont vers des filières moins convoitées, le qualifiant, le technique professionnel…

Pourquoi est-ce si difficile de réparer l’école?

C.D. – On cite souvent la Finlande dont le but à l’issue du tronc commun est de former des citoyens disposant des compétences de base pour s’insérer. Chez nous, on a intégré la culture de l’échec. Une bonne école est une école qui exclut. Un bon prof est un prof qui buse. Un bon prof devrait être celui qui amène l’ensemble de sa classe à réussir. Les maux sont profonds et bien ancrés. Mais je suis positive: il n’y a pas de raison qu’à 15 ans, un enfant sur deux ait déjà redoublé une fois. L’idée n’est pas d’interdire le redoublement du jour au lendemain. Mais sur le plan pédagogique, on sait qu’il est inefficace. Ce qu’on sait encore plus, c’est que ça a des effets catastrophiques sur l’estime de soi pour toute la vie.

J.C. – J’ai une fille qui a redoublé pour des raisons d’ado, mais c’est une bonne élève. C’est d’une violence qu’un conseil de classe n’imagine pas. Un philosophe allemand demandait pourquoi comme pour tous les autres boulots, on ne prend pas les meilleurs? Or s’il y a un poste important pour demain, c’est prof, pas celui de présentateur du JT. On fait l’école comme on la faisait à l’ère industrielle. À l’époque c’était normal, on préparait tous les enfants à travailler à l’usine. Aujourd’hui, on forme nos enfants à quelles connaissances? À quelles compétences? À quels savoir-faire ou savoir-être? On n’en sait rien. La solution de repli? La réflexion. On ne devrait pas leur apprendre à savoir, mais à s’adapter. C’est de Darwin, pas de moi. Celui qui saura s’adapter au monde qui change vite s’en sortira. Pour celui qui connaît les noms des fleuves d’Asie du Sud, ça va être difficile. Qu’est-ce que l’école nous apprend? Les noms des fleuves d’Asie du Sud…

Les programmes ne sont plus adaptés?

C.D. – Les programmes doivent se régénérer tout le temps. L’école n’a quasiment pas bougé pendant 50 ans et là elle doit bouger très vite. 28% des ados sortent du système scolaire sans ces compétences minimales pour s’insérer dans la société. Dès l’an prochain, on entre dans le vif du sujet du Pacte d’excellence, avec l’implantation du nouveau tronc commun. Tout le monde fera la même chose jusqu’à 15 ans. On forme 11.500 enseignants de maternelle à cette nouvelle façon de faire. Puis on fera les primaires. En 2029, le tronc commun sera abouti.

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Vous tiquez sur 2029…

J.C. – Évidemment. Avant, c’était 2024. C’est pour ça qu’il est nécessaire de raser et de refaire.

C.D. – C’est ce qu’on fait! On ne peut pas tout raser, car il y a des élèves dans les classes. Mais on commence avec les petits et on va monter avec eux. D’accord, 2029, c’est trop loin pour les ados d’aujourd’hui. Mais les méthodes évoluent déjà, notamment en intégrant des moments de remédiation. On sait que les élèves n’apprennent pas tous de la même façon. On fait évoluer les apprentissages de façon individualisée. La manière d’évaluer les élèves est un autre enjeu. Aujourd’hui, on donne une matière et au terme d’une séquence, on fait des interros qui sanctionnent. Les élèves n’ont jamais le droit de se planter. On va passer dans un système d’évaluation normative tout au long de l’année.

J.C. – Je trouve rassurant qu’on continue même si c’est imparfait. Il faudrait juste penser à former des enfants qui savent réfléchir. Pas qui savent. Pour ça, ils ont un téléphone. La culture générale, c’est formidable. Mais la condition de survie, c’est de savoir réfléchir et s’adapter. Ça passe par la parole. Pas faire une dissertation tous les trois mois. C’est un travail quotidien. Lorsque des enseignants disent à un enfant pendant les 15 premières années de sa vie “tais-toi”, il ne veut plus s’exprimer. Prenez les cours de langue. Mes enfants, chaque année, ils revoient la même chose. Pourquoi? Car le prof parle et la majorité des élèves se taisent.

C.D. – Il faut tout de même citer les initiatives positives: les concours d’éloquence, le cours de citoyenneté où on apprend la réflexion critique et l’argumentation,…

L’attitude des enseignants est problématique?

J.C. – Évidemment qu’il faut pointer les enseignants du doigt. Il y en a plein de bons. Mais il y en a aussi plein de mauvais.

C.D. – “Les profs”, ça ne veut rien dire. Il y en a 100.000. Je ne vais pas dire que tout est la faute des profs. Beaucoup sont des espèces de super-héros. Mais ils ne sont pas informés suffisamment. C’est pour ça qu’on réfléchit à passer la formation de 3 à 4 ans pour les instits et les régents. On leur demande d’être psy, logopède, prof… Or ils ont un demi-jour de formation pour détecter les troubles d’apprentissage sur les 3 ans de formation… On devrait expliquer les chiffres sur le redoublement et les répercussions que ça a sur les enfants. Les profs n’ont pas les outils face à un enfant qui n’y arrive pas. Ils ont souvent des circonstances atténuantes.

Comment revaloriser le métier?

C.D. – La solution passe par une réforme de la formation initiale qui irait de pair avec une revalorisation barémique. On ne peut pas demander à ces gens de s’occuper de nos enfants et d’être complètement déconsidérés dans la société. Quand je vois comment certains parents s’attaquent aux enseignants, c’est de la folie…

J.C. – Je suis choqué par la violence dont sont vic– times les profs. Mais ça s’explique. Il y a deux pôles dans la société entre 0 et 18 ans: la famille et l’école. Or, cette école est excluante. Chaque année, 3.800 élèves sont exclus. Quand un gamin de primaire fait la vie dure à ses profs, il n’est pas un monstre. Il mérite au contraire d’être aidé. Il n’y a qu’une alternative: l’inclusion. Un élève a une remarque et il est exclu, il a trop de travail, il est stressé. Tout ça revient dans la famille. Qui est-ce qu’on attaque? L’école, car elle vient d’une certaine manière polluer la famille.

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Que faire contre l’exclusion scolaire?

C.D. – Il n’y a pas que les exclusions pour comportements. Un des objectifs du Pacte est que l’école soit plus inclusive notamment par rapport à toute une série d’enfants renvoyés vers l’enseignement spécialisé. Certains le sont pour une série de troubles de l’apprentissage qui peuvent être pris en charge dans l’enseignement ordinaire si on met à disposition des enseignants de l’aide et des aménagements raisonnables. L’enseignement spécialisé ne doit pas disparaître. Mais un certain nombre d’élèves pourraient revenir dans l’enseignement ordinaire.

J.C. – L’exclusion scolaire, c’est simple. J’ai un caillou dans ma chaussure, je prends le caillou et je le mets dans la chaussure de quelqu’un d’autre. Il faut trouver une solution pour que, dans chaque bassin scolaire, il y ait un ou deux établissements qui gardent ces enfants et qu’on en fasse des laboratoires. Un gamin en dehors de l’école, c’est terrible. Et pour lui, et pour ses parents, et pour sa capacité à se projeter dans l’avenir. Il faut leur dire: on va faire l’école autrement, ce sera peut-être le bordel, mais tu seras à l’école.

C.D. – Il y a beaucoup de stratégies à mettre en place avant d’arriver à l’exclusion qui ne devrait pas exister. C’est à ça qu’on veut travailler dans le cadre du tronc commun. Quand les enseignants sont face à un élève en souffrance, ils devraient pouvoir faire appel à des professionnels qui viennent les aider.

Les rythmes scolaires sont-ils encore adaptés?

C.D. – C’est un des chantiers du gouvernement. Dans d’autres systèmes, notamment anglo-saxon, on fait du sport ou des activités culturelles l’après-midi. Les rythmes biologiques ne sont pas faits pour être concentrés toute la journée. On doit réfléchir sur les congés. Une semaine à la Toussaint, ça ne permet pas de se retaper. Neuf semaines d’été, c’est énorme. Plus personne ne tire profit de cela.

J.C. – On sait que les ados ne savent pas se concentrer plus de 25 minutes. Et on continue à faire 50 minutes de cours. La science, c’est sérieux. Il faut l’écouter. Or, un élève va pendant 8 heures s’asseoir en classe. Il a mis 30 minutes pour y aller. Encore 30 au retour. Là, il a 1 h, 2 h, 2h30 de devoirs. L’école demande qu’il travaille 10 ou 11 heures par jour. Le pire, c’est qu’il n’aura 15 ans qu’une fois. C’est a priori l’âge le plus marrant de la vie.

Êtes-vous positifs pour l’avenir de l’enseignement?

C.D. – Je partage 98% des constats de Jérôme Colin. Mais soit on s’assied et on pleure, soit on est acteur du changement. J’ai fait ce choix en poursuivant la réforme lancée par la ministre précédente, car elle doit se tenir sur 15 ans. Je ne suis pas découragée. Il y a des pays qui ont réussi les réformes, comme la Pologne.

J.C. – À quoi ça sert de dessiner des triangles? À bâtir des ponts. À quoi ça sert de bâtir des ponts? À relier des gens. Quand l’école aura appris aux élèves que le plus important dans la vie est de se lier aux autres, alors il sera temps d’apprendre à construire des ponts, et donc le théorème de Pythagore. Je reste plein d’espoir. L’apprentissage, c’est merveilleux. On est sur terre pour s’aimer et apprendre.

D’autres pistes aux “Educ Days”, du 21 au 23/11. www.educdays.be

Le champ de bataille. Jusqu’au 23/11, Théâtre de Poche, Bruxelles. www.poche.be Du 27 au 30/11, Théâtre Central, La Louvière. www.cestcentral.be

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