
Iris Brey : « Le regard féminin est révolutionnaire »

Le verbe aiguisé tout en tenant un nouveau-né dans les bras, l’universitaire a longuement répondu à nos questions au bout du fil un lundi matin (voir le Moustique en kiosques le 4 mars) et commenté pour nous certaines œuvres phares du regard féminin (d’Agnès Varda à Jane Campion en passant par Phoebe Waller-Bridge, Patti Jenkins ou notamment Portrait de la jeune fille en feu de Céline Sciamma), tout en définissant d’emblée ses concepts: « Le regard féminin est révolutionnaire parce qu’il pourrait bien nous aider à démanteler la domination masculine et à faire évoluer les rapports homme-femme ainsi que nos représentations qui font partie de ce système. On a appris à désirer à travers des images et des rapports d’asymétrie inconsciente. Or il est possible de commencer à déconstruire cela et à faire circuler le désir autrement. Apprendre à décrypter les images, c’est comprendre que le regard n’est pas neutre mais genré. Et ça, ça déstabilise la norme.»
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Portrait de la jeune fille en feu de Céline Sciamma
Elle ajoute « On se rend compte que ce que l’on voit est déjà un choix politique. Mais attention le regard féminin n’est pas un geste moral ni l’inverse du regard masculin tel qu’il a été théorisé par Laura Mulvey (Plaisir visuel et cinéma narratif, 1975, traduit sur le web**) mais un contre-regard. Il peut être réalisé par un cinéaste homme (je pense à Thelma et Louise de Ridley Scott ou Titanic de James Cameron, raconté du point de vue du personnage de Rose) et bien sûr une femme. Le principal enjeu du regard féminin est de représenter l’expérience féminine du point de vue féminin. »
Les séries, pionnières du « female gaze »
Diplômée de la NYU (Université de New York), Iris Brey a écrit sa thèse de doctorat sur la représentation des mères monstrueuses au cinéma et s’est spécialisée dans les gender studies grâce à cette formation anglo-saxonne où les études de genre et les théories queer ont beaucoup plus infusé que chez nous. « Cette grille de lecture est très présente aux États-Unis pour analyser les œuvres culturelles et artistiques. En faisant mes études supérieures aux États-Unis j’ai toujours eu accès à cette lecture-là. En rentrant en France j’ai découvert que cette grille de lecture était absente ».
C’est parce qu’elle ne parvenait pas à travailler comme critique de cinéma qu’Iris Brey décide d’allier études de genre et analyse des séries télévisées, qui n’étaient alors « pas vraiment étudiées et encore dévaluées ». La place était donc libre et en 2016 Iris Brey publie Sex and the series. Sexualités féminines, une révolution télévisuelle (Libellus éditions) où l’autrice montre comment la représentation des femmes s’est libérée des carcans plus virilistes du cinéma. De Sex in the City à Girls, Orange is the new black ou la série Transparent, l’ouvrage Sex and the series analyse et s’empare d’images marquantes (et souvent jusque là manquantes) du récit filmique (comme la représentation de l’orgasme féminin, du viol, du consentement ou de la lesbienne butch).
« L’enjeu du female gaze n’est pas moral, l’enjeu c’est l’expérience féminine »
Iris Brey prolonge cette analyse dans Le Regard féminin, analysant de longues séquences de séries féminines comme La Servante écarlate ou Fleabag, avec une affection particulière pour I love Dick (de Jill Soloway, disponible sur Amazon Prime), adaptée d’un texte féministe culte de Chris Kraus paru en 1997 aux Etats-Unis (traduit en 2017 en France chez Flammarion), l’histoire d’une femme qui partage avec son mari, par lettres interposées, son fantasme pour un homme appelé Dick.
I Love Dick de Jill Soloway
Pour Iris Brey « c’est la série la plus radicale et la plus « female gaze ». Elle est adaptée d’un texte qui veut mettre en scène l’expérience féminine. Elle montre le corps des femmes comme un corps social dans une ère très contemporaine, elle parle de sexualité, de règles, du viol. Or il est nécessaire de se réapproprier ces scènes du point de vue féminin car souvent ces scènes sont filmées comme un spectacle, comme une possibilité de scène érotique, et pas comme des scènes de violence. Encore une fois, l’enjeu du female gaze n’est pas moral, l’enjeu c’est l’expérience féminine, l’enjeu c’est remettre l’émotion au cœur de nos vies alors que la cinéphilie classique a longtemps dévalué l’émotion au mépris du féminin. »
Ramassant sa pensée en cinq chapitres (« Du male gaze au female gaze / une esthétique du désir / le viol / jouissance / le corps en mouvement des femmes déchaînées »), Iris Brey ne nous propose rien de moins qu’apprendre à désirer et regarder autrement. Et ça, c’est précieux.
En bonus, regardez le court-métrage d’Alice Guy, Madame a des envies (1906), « le premier film female gaze » selon Iris Brey :
Iris Brey, Sex and the series. Sexualités féminines, une révolution télévisuelle (Libellus éditions). (2016)
Iris Brey, Le Regard féminin, une révolution à l’écran (Editions de l’Olivier), 247 pages (2020)
Pour en savoir plus, lisez notre article "Le regard féminin en images". Rendez-vous en librairie à partir de ce mercredi ou dès maintenant sur notre édition numérique, sur iPad/iPhone et Android.