
Bruce Springsteen « Après ces années »

Boots, chemise noire à manches retroussées et – c’est presque inutile de le préciser – jeans foncé, Bruce Springsteen s’assied face à son écran. Il salue d’une main en réglant de l’autre le volume sonore de sa connexion Zoom et nous lance: “Hello, je suis là, vous me voyez?” Nous sommes à Namur. Lui se trouve à la maison, dans son New Jersey natal. Derrière Springsteen, des dizaines de guitares posées sur un parquet ciré, une console de mixage analogique, un charleston de batterie, des câbles enroulés, des pieds de micros et une large fenêtre s’ouvrant sur les grands espaces. C’est ici, au Stone Hill, le studio personnel qu’il a construit en 1996 à côté de son ranch, que le Boss a enregistré “Letter To You”, son vingtième album et premier disque réalisé avec le E Street Band depuis “High Hopes” en 2014. Et vous savez quoi? C’est une claque.
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Les retrouvailles avec son groupe légendaire, dans lequel on retrouve notamment son épouse Patti Scialfa et son pote d’adolescence Steven “Soprano” Van Zandt, ont été particulièrement productives. “Après avoir écouté quelques-unes de mes maquettes, notre batteur Max Weinberg a suggéré d’enregistrer dans des conditions live, en jouant tous ensemble dans cette pièce. En novembre 2019, nous avions prévu cinq jours de sessions. On avançait au rythme d’une chanson toutes les trois heures. Le disque a finalement été mis en boîte en quatre jours. C’est un record pour le E Street Band. La cinquième journée, comme nous n’avions plus rien à faire, nous avons réécouté le disque en regardant la neige tomber sur le New Jersey.”
Fils spirituel d’Elvis Presley et de Woody Guthrie, enfant d’un père dépressif qui ne l’a jamais compris et d’une maman qui, une veille de Noël en 1964, a dépensé toutes ses économies (60 dollars) pour lui offrir sa première guitare, Bruce est le Boss. Avec des mots moins métaphoriques que ceux de Dylan et un son plus ancré dans le rhythm & blues, il a chanté la jeunesse (Born To Run), le traumatisme post-Viêtnam (Born In The USA), les cicatrices post-attentats du 11 septembre (The Rising), les fermetures d’usines (The River), le sida (Streets Of Philadelphia), le drame des migrants mexicains (The Ghost Of Tom Joad), la quête de rédemption (Nebraska), les rêves brisés, l’amitié, l’amour et la mort.
Il a vendu des millions d’albums. Il a remporté plusieurs grammies et un oscar. Il donne des concerts de plus de quatre heures avec son groupe – le E Street Band – dans des stades combles, mais est aussi capable d’émouvoir avec une simple guitare et un harmonica. Oui, Bruce Springsteen, c’est une somme de choses nobles. Mais c’est avant tout un mec entier qui, toute sa vie, s’est appliqué à écrire des chansons extraordinaires sur des gens ordinaires.
Retour à l’essentiel
En douze morceaux originaux (neuf écrits récemment, trois qui étaient dans ses tiroirs), “Letter To You” nous rappelle cette trajectoire qui tient de la mission chamanique. Mêlant hymnes à scander, ballades pour pleurer et réflexions à méditer, “Letter To You” se focalise sur l’essentiel. La vie, les souvenirs, les gens qui partent trop tôt et le rock and roll. “Faire un album anti-Trump aurait été la chose la plus ennuyante au monde”, répond-il à ceux qui auraient pu voir un geste politique là où il s’agit d’un simple hasard d’agenda, “Letter To You” sortant une dizaine de jours seulement avant l’élection présidentielle américaine. Seul morceau engagé du disque, Rainmaker parle d’un démagogue qui brasse du vent et transforme le mensonge en vérité alors que “la maison brûle”.
“J’ai commencé à écrire cette chanson quand Bush était président, mais elle convient mieux à Trump, je suppose. Elle évoque non seulement un démagogue, mais aussi la dynamique de pouvoir qu’il parvient à créer avec ceux qui le suivent. C’est une chanson intéressante et aussi une bonne chanson rock. Je l’ai mise sur l’album pour ces deux raisons et aussi parce qu’elle décrit bien la situation que nous vivons actuellement.”
Le survivant
La genèse de “Letter To You” remonte aux 236 concerts solo que Bruce Springsteen a donnés à Broadway en 2017 et 2018. “Un soir, un jeune fan, je crois qu’il venait d’Italie, m’attendait après mon concert à l’arrière du Walter Kerr Theatre. Il m’a tendu une guitare acoustique. Je croyais qu’il voulait que je la dédicace mais c’était un cadeau qu’il m’offrait. Cette guitare est ensuite restée plusieurs mois dans mon salon avant que je ne la prenne en main. J’étais intrigué car je n’en connaissais pas l’origine. J’ai commencé à jouer et les chansons sont sorties d’un jet. En dix jours, j’avais ébauché la matière d’un album et je savais que cet album-là, je devais le faire avec mon groupe, avec le E Street Band.”
Le premier titre composé avec la guitare de ce fan italien s’intitule Last Man Standing (“Le dernier homme debout”). Grand moment de l’album, cette chanson est aussi l’une des plus autobiographiques du répertoire de Springsteen. En quelques notes et en quelques mots, il nous plante le décor. La route numéro 9 qui traverse le New Jersey. Les néons des clubs qui scintillent. Un début de week-end au milieu des sixties, les jeunes sortent de l’école, les ouvriers quittent l’usine, des musiciens jouent du rock et, au bout d’une nuit de folie, “prennent une dernière bière avant de ranger leur guitare”.
“C’est un hommage à mon premier groupe The Castiles, nous explique Springsteen. J’en suis le dernier survivant après la disparition en 2018 de George Theiss qui en était le chanteur. The Castiles a été fondé en 1965. C’était le bon moment de jouer dans un groupe de rock. Il y avait des centaines de clubs, des milliers de musiciens, il fallait briller chaque fois qu’on se produisait, la concurrence était rude. Toute la semaine, on ne pensait qu’au concert que nous allions donner le samedi soir. Last Man Standing est la première chanson que j’ai écrite pour ce disque où je retrouve le E Street Band et elle parle de musique. Elle évoque ma jeunesse et mon premier groupe. Et c’est grâce à la guitare que m’a offerte un fan que j’ai pu l’écrire. Tout ça a beaucoup de sens pour moi.”
Si le très beau Ghosts fait écho aux disparitions de George Theiss, du saxophoniste du E Street Band Clarence Clemons et à celle du claviériste Danny Federici, “Letter For You” glorifie aussi la vie et une éthique “authentique” du rock. C’est le cas avec House Of Thousand Guitars, “véritable poumon de l’album” selon son auteur et aussi son titre préféré. “Comme vous le savez, je suis en analyse depuis près de trente ans”, plaisante-t-il en faisant allusion à la thérapie qu’il suit en raison d’une dépression qui l’a frappé fin des années 80. Une maladie qu’il évoque avec beaucoup de franchise dans son autobiographie Born To Run parue en 2016.
“Je suis souvent amené à réfléchir sur ce qui me guide. Je me fais des longs monologues. Je me demande pourquoi j’écris telle ou telle chanson. Et après toutes ces années de questionnement, je me rends compte qu’avec le E Street Band, je n’ai rien fait d’autre que mettre en pratique ce que j’ai vécu à l’époque des Castiles. Les Castiles ont duré trois ans, ce qui est long pour un groupe de collégiens. Avec eux, j’ai dû apprendre 90 % du boulot que je fais aujourd’hui avec le E Street Band. Que tu joues dans un stade ou dans un club, c’est la même chose. Tu as envie de faire danser et d’émouvoir en donnant ta propre vision du monde aux fans. Et quand ceux-ci quittent le concert, tu espères simplement qu’ils emmènent une partie de ce monde dans la vraie vie.”