

C’est une idée qu’il porte depuis les bancs de l’école de cinéma de Harvard. Faire ressurgir dans le Los Angeles contemporain l’esprit de Jacques Demy et de l’âge d’or des comédies musicales. Celles où Catherine Deneuve enlaçait Françoise Dorléac en minijupe dans un monde où le rêve épousait sans cesse la réalité. Celles où Fred Astaire envoyait valser les soucis d’un coup de claquettes. Dix ans plus tard, après le succès de Whiplash (sur le destin d’un batteur de jazz) et après avoir hésité lui-même à devenir musicien, le rêve de Damien Chazelle se réalise. Le cinéaste surdoué ne fait pas que passer le cap du second film, il signe au passage un chef-d’œuvre du cinéma, La La Land, comédie musicale enchanteresse où s’entrecroisent les deux stars hollywoodiennes les plus gracieuses du moment, Ryan Gosling et Emma Stone. “J’ai découvert la comédie musicale avec les films de Ginger Rogers et Fred Astaire. Mais aucun film ne m’a autant marqué que Les parapluies de Cherbourg”, déclare volontiers le cinéaste américain (de père français), en passe de devenir l’un des plus grands réalisateurs actuels à seulement 32 ans. La La Land vient de remporter sept golden globes (dont meilleur film et meilleurs acteurs de comédie, meilleure musique), et s’annonce grand favori dans la courses aux oscars (14 nominations).
Évidente, l’histoire du film est celle de tous les garçons et les filles qui arpentent les rues de Los Angeles. Mia (Emma Stone) est serveuse dans un café et passe des auditions pour devenir comédienne; Sebastian (Ryan Gosling) est pianiste de jazz et rêve de monter son propre club. Comme dans l’une des chansons du film, ils partagent l’envie d’être “autre chose qu’un anonyme” dans la foule hollywoodienne, cette immense usine à rêves qui broie les êtres et les désirs, les exauce rarement. Car la vraie réflexion du film de Damien Chazelle entend redéployer le rêve hollywoodien, en faire briller les illusions et les désillusions, vues comme les reflets changeants d’une même médaille à travers un couple d’amoureux.
La La Land est à la fois une satire de Los Angeles et une immense déclaration d’amour à la Cité des Anges. C’est aussi un magnifique poème urbain qui revisite les lieux phare de la mémoire cinématographique de la ville: l’observatoire astronomique de Griffith Park (vu dans La fureur de vivre, la scène où James Dean se bat au couteau), le mythique jazz club Lighthouse Cafe ou l’antique cinéma Rialto Theatre (où Mia et Sebastian vont voir... La fureur de vivre). L’éblouissement visuel est à chaque scène. Celle de la rencontre initiale lors de l’embouteillage monumental que Chazelle transforme en scène d’ouverture grandiose, libérant un chœur à ciel ouvert au-dessus des autoroutes. Celle du premier baiser à l’aube devant les collines mauves, celle de l’observatoire, lorsque Mia et Sebastian valsent en ombres chinoises sur les étoiles du planétarium. La magie est partout, et les influences sont assumées. Au-delà des films de Jacques Demy, Chazelle convoque énergiquement les comédies musicales de Stanley Donen ou Vincente Minnelli, de Chantons sous la pluie à Un Américain à Paris. Après le succès de Whiplash, le groupe Lionsgate (Twilight) décide de produire son projet de comédie musicale originale, imaginée dix ans plus tôt avec son complice de toujours, le compositeur Justin Hurwitz. Mais attention, pas question pour l’ancien batteur de réaliser un pastiche nostalgique ou figé des anciens musicals de la MGM.
L’idée est de retrouver la liberté de création de l’époque (les musicals transgressaient alors les normes de la narration et du cinéma), avec le rythme des années 2010, l’œil formé à la rapidité et au flux d’Internet. “Pour La La Land, il fallait que la caméra se comporte comme un danseur. Les chorégraphies ont demandé un travail qu’on a du mal à imaginer. La scène d’ouverture dans le trafic californien a été tournée en un seul plan-séquence de six minutes avec trente danseurs, sous 38°. Damien voulait que le spectateur soit happé comme un passant dans ce tourbillon”, raconte Mandy Moore, chorégraphe du film (déjà à l’œuvre dans Happiness Therapy). La magie naît de la fluidité des scènes, tournées sans rupture entre les numéros chantés et dansés. “Je ne voulais pas d’un film schizophrène, raconte Chazelle. Je me suis inspiré de ce que raconte Gene Kelly: il disait que la danse doit naître du personnage, et pas l’inverse.”
C’est donc par la danse et le chant que le spectateur suit l’éducation sentimentale autant que l’apprentissage professionnel de Mia et Sebastian, jusqu’à l’impressionnant épilogue final, traversant librement les espoirs et les renoncements des personnages dans un Paris fantasmatique. Visuellement, le recours au Scope et l’éclairage vintage du chef-opérateur suédois virtuose Linus Sandgren (qui s’est inspiré des toiles de Hopper et des dessins de Demy) subliment la photographie du film, suivant sa narration spectaculaire qui oscille sans cesse entre rêve et réalité.
Avec une telle exigence de mise en scène, il fallait que la musique transcende le film. Le thème lancinant de City Of Stars a remporté le golden globe de la meilleure musique originale, et Justin Hurwitz, qui a pour maître Michel Legrand, est salué pour l’ensemble de la bande originale de La La Land. “J’ai passé trois mois à raison de quatre heures par jour à répéter le thème principal du film au piano, car il n’était pas question que je sois doublé pour ces scènes. Et je ne m’en suis jamais lassé. La preuve que le morceau est très bon”, s’amuse Ryan Gosling qui avait déjà adolescent un groupe de musique, mais ne jouait pas de piano. Le comédien canadien de 36 ans et sa célèbre “stone face” impassible donnent au pianiste de jazz la dimension mélancolique de celui qui a renoncé à trop de rêves. Emma Stone (l’amoureuse piquante de The Amazing Spider-Man 2, vue ensuite chez Woody Allen ou dans Birdman) avait déjà exercé ses talents de danseuse dans le musical Cabaret à Broadway. Pour La La Land, elle a souhaité enregistrer deux chansons en direct sur le plateau, celle de l’audition et celle de City Of Stars. Même si la voix s’éraille, l’émotion est là, pure et intacte. Emma Stone et Ryan Gosling sont bien les Fred Astaire et Ginger Rogers d’aujourd’hui. Damien Chazelle redonne à la comédie musicale, genre injustement boudé par le cinéma contemporain, ses lettres de noblesse et de modernité. En attendant la nuit des Oscars le 26 février prochain, il était temps.
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