
Adèle Exarchopoulos dans Rien à foutre: «Je n’avais pas vécu une telle liberté depuis La Vie d'Adèle»

Dans quelle mesure vous êtes-vous reconnue dans le personnage de Cassandre ?
Adèle Exarchopoulos - Dans une forme de désenchantement face au fait qu’aujourd’hui tout se consomme très vite, que ce soit le physique, les sentiments, le travail. On se laisse moins traverser, on cherche moins le sens des choses, c’est très chaotique. Dans le désenchantement de Cassandre et malgré son désir de vie suite à un deuil, j’ai pu reconnaître ma génération.
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Comment s’est passé ce tournage réalisé presque à l’arrache en plein Covid ?
A.E. - Pour moi qui ne suis pas très scolaire, la mise à l’épreuve de l’aviation a été difficile, devoir fumer dans les toilettes, manger la nourriture de l’avion. J’avais peur de ne pas réussir le moment de la démo de sécurité. On n’avait pas vraiment d’autorisation de tournage dans les aéroports et les escales qu’on traversait, je devais parfois me changer dans les toilettes entre les scènes. Mais même dans les moments difficiles on a ri, c’était vraiment une aventure commune.
Julie Lecoustre - On a tourné à la fois dans des lieux très normés cadrés que sont les aéroports, les avions. Pour les figurants, on avait proposé un aller-retour gratuit Paris/Barcelone à des gens. C’était donc de vrais passagers en plein vol.
Emmanuel Marre - À Dubaï, on a tourné sans autorisation. Adèle se changeait dans les toilettes des aéroports entre les plans parfois pour faire des plans au milieu des gens. Les scènes de fête sont aussi très réalistes. Ça crée une énergie de jeu qui n’est pas tenable sur tout le film mais qui rappelle à certains moments l’urgence nécessaire de l’état de jeu, qu’on retrouve dans la vie réelle.
Ce titre Rien à foutre, a-t-il à voir avec un geste anarchique ?
E.M. - Pour nous, cela a à voir avec la liberté d’expression. Il y a une privatisation totale de l’espace public, à travers les marques, la pub, l’architecture parfois. Si vous commencez à demander les autorisations, vous n’avez presque plus le droit de filmer la vie des gens, ou alors que dans un seul angle. Or il faut rappeler que la liberté d’expression nous donne le droit de filmer légalement une marque, du moment qu’on la dénigre pas. À Dubaï, on a tourné avec un petit appareil photo, mais là-bas les blogueurs ou les influenceuses étaient quatre fois plus pros que nous ! Ils avaient un matos pas possible. Il ne doit donc pas avoir de problème pour tourner avec les moyens du cinéma.

© Prod
Dans le film, le corps de Cassandre est sans cesse contrôlé, pour se conformer à son travail dans la compagnie. Feriez-vous le parallèle avec la place du corps des femmes dans la société aujourd’hui ?
A.E. - Au-delà du corps que je n’ai pas forcément conscientisé, c’est plus le travail sur une forme de masque qui m’intéressait. Quand on a rencontré des hôtesses de l’air avec Emmanuel et Julie, ce qui revenait beaucoup c’était la tenue, la diction, la posture, le maquillage, le costume qui devient presque politique. Quand on est en vol en tant que passager, on n’en a pas vraiment conscience, mais quand c’est ton travail, d’être dans les airs déconnecté de la réalité et ne plus avoir de prise sur ton présent, et de devoir souvent rassurer la moitié des passagers souvent très angoissés vus qu’on a quand même des chances de mourir, c’est plus la question du masque qui s’impose. C’est quelque chose que je peux aussi ressentir avec une plus petite mesure en promo, mais pas tant que ça vu comment je suis venue habillée aujourd’hui ! Mais voilà, c’est vrai qu’on nous demande sans cesse une posture. Moi ça va plus me déranger dans ce à quoi on me demande parfois de répondre en interview que sur un tapis rouge où c’est marrant de jouer le jeu, j’arrive complètement à avoir de la distance avec ça. Quand je regarde une Zendaya ou une Jane Campion, elles jouent le jeu aussi. Ce masque fait tout de même que nous nous regardons les uns les autres sans nous demander vraiment ce que nous sommes en train de traverser.
J.L. - Chez les hôtesses de l’air, la sexualisation du corps est très marquée. Les uniformes, particulièrement dans les compagnies low-cost, sont hyper moulants, elles doivent porter telle teinte de rouge à lèvres coordonnée avec la teinte des ongles, elles ont des coiffures, des boucles d’oreille réglementaires. Il y a tout un imaginaire autour de l’hôtesse de l’air, et en même temps c’était aussi pour nous de montrer que dans le personnage de Cassandre il y a cette dualité du masque comme disait Adèle, de l’armure presque. On voit cela aussi en creux, car en dehors de son métier Cassandre ne se maquille pas, l’apparence n’est pas du tout un enjeu immédiat dans son rapport aux autres. On a travaillé avec la costumière des choses assez floues, assez larges en dehors de l’habit d’hôtesse. C’est un personnage qui a une sexualité mais qu’on a décidé de ne pas sexualiser.
E.M. - Dans sa vie personnelle, Cassandre a une liberté avec son corps. Quand elle n’a pas envie de s’épiler, elle ne s’épile pas. Mais dans la compagnie, là, il y a une vraie violence. Notre idée était de montrer que l’uniforme est une violence. La vraie violence, c’est quand elle passe l’entretien d’embauche et qu’on lui demande à la fin quelle doit être sa réaction si un passager a un comportement inapproprié. Elle sait qu’il ne faut jamais dire non, c’est presque de l’ordre de la prostitution. Ça c’est une violence mille fois plus grande que la question de la représentation.

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Le film est ultra-réaliste. Quelle est la part d’improvisation ?
A.E. - L’entretien d’embauche était écrit et les arcs narratifs aussi bien sûr mais tout le reste c’est de l’improvisation. Ce que je peux dire, c’est la première fois que mes parents aiment un film dans lequel je joue et sont fiers de moi. Mais il y a autant de choses de moi qu’il n’y en a pas dans Cassandre.
La fin du film bascule dans un retour un peu difficile à la famille dans une petite ville près de Liège. Diriez-vous qu’un des fils rouges du film, c’est aussi la difficulté de l’attachement à l’autre aujourd’hui ?
E.M. - Ce trouble de l’attachement de Cassandre est le cœur du film. C’est ce qu’on a découvert en faisant le film. À quoi est-on attaché ? À son travail, à ses amis ? Le film explore les lieux d’attachement et de détachement aussi. Cassandre doit réapprendre à s’attacher. Le retour chez soi est aussi un lieu commun du cinéma, dans un lieu où nous ne savions pas si Cassandre a eu raison de revenir ou pas. À la fois elle retrouve quelque chose mais en y revenant elle découvre qu’elle n’a forcément sa place là. Mais dans le monde des aéroports qu’on décrit, où tout est un peu un non-lieu, c’était important d’avoir en écho un « super-lieu » que seuls ceux qui y vivent connaissent. L’attachement est très fort entre le père et ses filles, quand il leur parle de leur naissance ça fait ressortir quelque chose de fondamental, c’est ce qui nous attache fondamentalement.
Dans le film, Cassandre est très prise par les réseaux sociaux. Quel rôle jouent-ils dans votre vie Adèle ?
A.E. - Je serai une énorme menteuse de vous dire qu’il n’ont pas de rôle pour moi. malgré tout c’est un jeu dans lequel on est tous tombés soit par curiosité malsaine, soit par conscience politique, il y a mille raisons et je ne sais même pas s’il y en a de bonnes ou pas. Je pratique les réseaux mais ça m’effraie vachement pour mon enfant, le fait d’épier la vie des gens et de penser qu’elle se résume à ces beaux moments sur Instagram. Je l’utilise beaucoup pour le travail et ça a de très bons côtés, la liberté de parole, d’expression, les images. Pour parler concrètement les images de la mort de George Floyd ont rendu indéniable la violence policière. Il n’y avait plus de doute. Les réseaux sont donc parfois essentiels, mais c’est aussi quotidiennement un peu destructeur sur les vies privées car ça reste une illusion. Je parviens à avoir de la distance parce que j’ai de l’autodérision mais la moitié des photos que je poste où je suis évidemment maquillée, retouchée, habillée avec des tenues qui ne m’appartiennent pas, j’ai bien conscience que je suis dans mon lit affreuse et crevée au moment où je les poste ! Ça me fait autant rire que ça peut m’inquiéter.

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Vous êtes née au cinéma dans le film d’Abdellatif Kechiche. Peut-on voir un fil rouge entre votre personnage dans La vie d’Adèle et celui de Cassandre dans Rien à foutre ?
A.E. - La vie d’Adèle c’est la découverte des premières fois, il y a du désenchantement mais aussi un attachement énorme. Lorsque tu aimes pour la première fois tu crois vraiment que tu vas mourir. Le lien que je ferais entre les deux films c’est l’espace de liberté sur le tournage. Je n’avais pas vécu une telle liberté depuis l’expérience de La vie d’Adèle, grâce à cette force qu’ont Emmanuel et Julie pour nous mettre dans des conditions complètement réelles. Bien sûr il y avait un scénario mais ils avaient qu’une peur c’est que ça soit figé, conventionnel, ils voulaient réinventer le scénario au tournage.
Comment choisissez-vous vos rôles Adèle ?
A.E. - Il n’y a pas de critère mais parfois des désirs. Par exemple l’envie de faire une comédie mais c’est rarement à ces moments-là que ça tombe. Chez moi le choix est très instinctif. C’est lié à une rencontre, une lecture. Le choix d’un film c’est un peu comme une histoire d’amour, j’ai envie de faire partie de l’aventure. Ça peut-être une rencontre avec un rôle, un ou une cinéaste, un scénario. Pour être honnête les rares fois où j’ai voulu être stratégique je l’ai très vite regretté. Pour être au bon endroit il faut s’écouter.
Tourner avec un couple de réalisateur homme-femme a-t-il amené une forme d’égalité sur le plateau ?
A.E. - Il n’a jamais entièrement d’égalité sur un plateau. Julie et Emmanuel sont deux animaux très différents même si leur sensibilité est la même. C’est la première fois que je travaillais avec un duo, j’ai adoré. Mais le vrai sujet du film c’est la question des masques que l’on porte sans savoir ce que traversent vraiment les gens derrière.
*** Réalisé par de Julie Lecoustre et Emmanuel Marre. Avec Adèle Exarchopoulos, Alexandre Perrier, Mara Taquin – 115’