Barbie : "Ce n'est pas un film, mais un spot publicitaire d’1 heure 55"

Film ou pub d’1 heure 55? Quoi qu’il en soit, Barbie est un carton. Plus encore qu’Oppenheimer. De Mattel à Nike, Ford ou Gucci, la recette séduit le public et de plus en plus de marques crèvent le grand écran. Ouvertement ou subtilement.

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C'est l’une des plus grosses masterclass marketing de la décennie. Je n’ai jamais vu ça”, s’étonne le pubard Max Ducarteron sur Twitter. Malgré le silence radio de la production, des interviews distillées au compte-gouttes et un programme de visions de presse qui a laissé de nombreux médias sur le carreau, une vague rose déferle sur le monde. Un tsunami marketing. Produit par Mattel et distribué par Warner Bros., le film ­Barbie affiche déjà des mensurations de rêve. Greta Gerwig derrière la caméra, Margot Robbie et Ryan Gosling dans les rôles-titres et une ­bande-son orchestrée par Mark Ronson avec Dua Lipa, Nicki Minaj ou Ice Spice. Mais cette recette épicée n’a rien d’exceptionnel. Le marketing autour du film, en revanche, est inédit. Quelques semaines avant sa sortie, un premier pop-up donne le ton sur les réseaux sociaux. La “DreamHouse” est disponible sur Airbnb. Lovée à Malibu, c’est une copie grandeur nature de la maison-jouet phare de la franchise. Et ce n’est là qu’un avant-goût, certes sucré, du rouleau ­compresseur de partenariats commerciaux. Car ce long-métrage n’est pas un film, c’est une cash machine.

Accrochez-vous. Selon le média spécialisé La Réclame, on compterait déjà 3.000 collaborations! Xbox Barbie en édition limitée, menu Burger King avec sa sauce rose bonbon, café ­Barbie Frappuccino chez Starbucks, limonade Swoon aux couleurs de la poupée, bancs publics repeints pour l’occasion, pop-up stores, hôtels et bistrots dédiés à la bombe platine, croisières à thème par Warner Bros., avions relookés Barbie de la compagnie Volaris... Mais aussi des collaborations avec les griffes Chanel, Gap, Zara, Crocs ou Kiabi, des kits d’hygiène dentaire Moon, des dizaines de bouées Funboy, des véhicules Barbie Chevrolet et Hummer dans le jeu Forza Horizon 5, des filtres selfies sur les réseaux sociaux ou des recherches Google arrosées d’une pluie d’étincelles roses. Sans oublier, bien sûr, des tonnes de nouveaux jouets. Mattel a même poussé le bouchon en nouant un partenariat avec son rival Hasbro. En échange du nouveau Monopoly Barbie, la marque produira une édition Transformers du jeu de cartes Uno. Du rose jusqu’à l’écœurement.

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Ce long-métrage n’est pas un film, c’est un spot publicitaire d’1 heure 55!, s’étrangle Aurélie ­Russanowska, directrice stratégie chez Publicis. Je ne comprends pas. Notre boulot, c’est de faire des films publicitaires qui ne ressemblent justement pas à des spots commerciaux. Parce que tout le monde déteste la pub! Mattel a fait l’opposé. Contrairement à l’excellent Super Mario Bros. qui raconte l’histoire du ­personnage et permet d’initier un nouveau public, celui-ci est juste une très longue pub qui répète, au cas où vous ne l’auriez pas compris, que Barbie a évolué, qu’elle n’est plus soumise aux diktats patriarcaux de beauté. Mattel se met même en scène dans le film... Malgré le second degré et un peu d’autocritique, ça me met très mal à l’aise.” Directeur stratégie à l’agence PlanB, Gauthier De Jonghe confirme cette fièvre des longs-métrages publicitaires. “Le média télévisuel est vieillissant et intéresse de moins en moins les marques. Alors ce type de format, c’est du pain bénit, car tout le monde parle du film dès le début de son casting et de sa production, à sa sortie, bien sûr, mais aussi lors des diffusions en télé ou sur les plateformes. C’est une pub beaucoup plus rentable car elle agit durant des années!

Le box-office voit la vie en rose

Déçue par le long-métrage, autant comme objet cinématographique que marketing, la stratège de Publicis applaudit en revanche sa campagne commerciale. “Ces collaborations sont beaucoup plus intéressantes que le film, même culturellement parlant! Quand j’ai débuté ce métier il y a une dizaine d’années, on racontait des histoires avec des films. Aujourd’hui, on les raconte en matérialisant le message. Ces croisements inattendus entre Barbie et ces marques sont donc exemplaires. Ces alliances se sont d’ailleurs renforcées durant le Covid pour surmonter les fermetures de magasins. Elles sont source de créativité et suscitent un engouement important. On a envie de posséder ces éditions limitées!” Spécialiste contenu chez Emakina (groupe EPAM), Iva Filipović complète: “Les marques ont généralement des cibles assez étroites. En associant aussi bien du haut de gamme, comme Balmain, que des griffes abordables comme Zara, ces croisements permettent de toucher un public beaucoup plus large. Les requêtes sur la marque Birkenstock ont d’ailleurs bondi de plus de 110 % depuis son placement dans le film”.

Qu’est-ce que ce battage a coûté? Si aucun ­chiffre officiel n’a été dévoilé, plusieurs médias américains évoquent une enveloppe marketing d’environ 100 millions de dollars. Avec la ­production du film, le coût total avoisinerait les 245 millions. Selon le webzine spécialisé Deadline, ce ne serait pourtant pas un record puisque Disney aurait claqué 145 millions pour promouvoir La petite sirène. Mais, on le voit, Mattel a d’autres ambitions que de vendre des tickets de cinéma et quelques poupées, plumiers ou cartables. D’après le Wall Street Journal, les marques proposant des produits Barbie lui reverseraient des commissions évaluées entre 5 et 15 % des prix de vente. On imagine les retours faramineux sur investissements. Sur eBay, rapporte l’AFP, les ventes de Barbie avaient déjà bondi de 200 % en 2022 lorsque les premières images du film ont fuité. Et lors de la sortie de la bande- annonce, les requêtes de la robe vichy rose ont grimpé de 70 % par rapport à la semaine précédente. Si l’on en croit les files - et les femmes tout de rose vêtues - qui enflent les premiers jours aux UGC et Kinepolis, le film va faire un carton.

Capitalisme au paroxysme

Au box-office US, Barbie a d’ailleurs signé le meilleur lancement de 2023, avec 162 millions de dollars de recettes le premier week-end. C’est même un record historique pour un film réalisé par une femme. Même succès en France où le long-métrage a fédéré plus d’1,2 million de fans la première semaine, dépassant le non moins bancable Oppenheimer de Christopher Nolan et ne laissant plus aucune chance de record à la ­septième Mission: Impossible de Tom Cruise. “Les chiffres sont encore meilleurs que ce que nous espérions”, a déclaré Kinepolis à Belga. Les six premiers jours, le groupe avait déjà écoulé 68.000 tickets. Pour Mattel, c’est la renaissance. Alors que ses ventes dévissaient encore de 22 % au ­premier trimestre, son action a repris 20 % en un mois.

Selon Leon Jacobs, directeur créatif chez ­Emakina, la recette de ce succès repose sur ­quatre ingrédients: un solide budget, une réflexion tactique brillante, d’excellents partenariats et un timing impeccable. “La B.O. en hommage au 2001 de Kubrick annonçait déjà quelque chose d’inhabituel. Et au fur et à mesure que la campagne prenait de l’ampleur, de nombreuses marques ont voulu y participer. Un effet boule de neige. Cet élan s’est poursuivi parce que la culture mondiale était prête à le recevoir. Parce que nous sortons d’une pandémie et que de gros changements sociétaux sont en cours sur les questions de genre, d’identité ou de vision du capitalisme par les jeunes générations.

Directrice créative pour la même firme, Elizabeth Dewar y voit même un excellent kit de survie pour les studios afin de lutter contre la concurrence des plateformes. Grâce notamment à ce marketing multicanal, de la maison sur Airbnb au contenu généré par le public qui lui permet de s’exprimer, comme ces filtres Barbie sur les réseaux sociaux, les hashtags ou les selfies pris à l’intérieur de packagings géants dans les Zara. “Grâce à cela, Mattel et Warner ont réussi à créer une communauté. En suscitant l’enthousiasme et en attirant des foules de fans dans les salles, la sortie au cinéma passera du statut d’expérience individuelle à celui d’événement communautaire. Un sentiment d’unité qui manque cruellement aujourd’hui.”

Le marketeur à l’oreille du réalisateur

Les marques qui font leur cinéma, ce n’est pas nouveau. Et on ne parle pas de placements de produits. À l’instar de La grande aventure Lego ou de Super Mario Bros., elles s’exposent de plus en plus sur grand écran. Mais de nombreux films entretiennent des rapports beaucoup plus obscurs avec les marques qu’ils mettent en scène. On pense ainsi au long-métrage Air de Ben Affleck qui retrace l’histoire du partenariat entre Nike et Michael Jordan. Produit par ­Amazon, ce film est aussi une (belle) pub d’1 heure 52 pour la ­marque à la virgule. Une collaboration? A priori, non. Reste que la légende du basket a imposé ses conditions. Il a exigé que le rôle de sa mère soit interprété par Viola Davis et que Howard White, vice-président de la marque ­Jordan, ne soit pas écarté de l’intrigue... Même logique de collaboration en mode sous-marin pour les plus sulfureux Yves Saint Laurent ou House Of Gucci. Les deux productions ont eu un accès complet aux archives des marques. Selon le Women’s Wear Daily, Gucci (groupe Kering) aurait même accordé une liberté de création totale au réalisateur Ridley Scott. “Si les rapports entre ces ­marques et ces studios sont parfois flous, l’emprise du marketing sur ces contenus est de plus en plus flagrante”, enchérit Gauthier De ­Jonghe. Principalement du “purpose marketing”, cette stratégie qui consiste à rappeler la raison d’être d’une marque.

Autre exemple avec le film Le Mans 66 où le petit-fils d’Henry Ford rappelle que les bombardiers qui ont sauvé l’Europe sortaient de son usine. Cette phrase relève de ce qu’on appelle le “brand book”, la charte philosophique d’une marque. Et il est fort à parier que c’est un marketeur qui l’a glissée à l’oreille du réalisateur…

Qu’est-ce que tout cela dit de notre époque?

Que le public est stupide au point de payer 13 euros pour voir de la pub? Que les frontières entre la culture et le consumérisme le plus matérialiste volent en éclats? À l’image des collaborations Drew Barrymore et Garnier, Dua Lipa et Versace ou Lady Gaga et Polaroïd, les marques et les ­contenus ne cessent en tout cas de s’imbriquer.

Ce ne sont pas les influenceurs qui diront le ­contraire. Ni la maison Yves Saint Laurent, première marque de luxe à fonder... sa propre société de production cinéma. Pharrell Williams, directeur artistique, homme de Louis Vuitton, l’a ­rappelé à la dernière Fashion Week parisienne. “Ce n’est plus de la mode, c’est une expérience multiculturelle”, martèle celui qui ne se contente pas de dessiner les modèles LV mais compose également la musique des défilés.

Je pense que nous avons atteint le pic du capitalisme, conclut Iva Filipović. Les consommateurs ne peuvent plus distinguer une histoire authentique d’un stratagème marketing. Je dirais même qu’ils ne s’y intéressent plus. On vit une crise identitaire et les gens cherchent à s’identifier aux marques ou aux influenceurs qui ont une ­idéologie qui leur est proche. Car c’est plus facile que de trouver la leur.

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