

De hobby de niche à l’un des principaux secteurs de l’industrie du divertissement à l’échelle mondiale, le jeu vidéo a fait du chemin. Des consoles aux mini-jeux pour smartphones et tablettes, en solo, à deux, à quatre ou à cinquante en ligne, il fait désormais partie des loisirs d’une grande partie de la population au même titre que les jeux plus traditionnels, le sport, la littérature ou le cinéma. Dépassée par ces nouvelles distractions technologiques, la société a souvent reproché au jeu vidéo d’être la cause de différents troubles, de créer des addictions, voire de rendre violent.
Même si des réticences persistent encore, et que des dérives existent bel et bien, le discours a progressivement changé. D’abord parce que les adultes des années 2020 ne sont plus ceux des années 80. La génération de dirigeants et autres décisionnaires d’aujourd’hui est composée par ceux qui ont joué aux jeux vidéo enfants ou adolescents. Ils en cernent bien mieux les tenants et aboutissants. Certains d’ailleurs y jouent toujours et/ou peuvent avoir un regard sur les habitudes vidéoludiques de leurs enfants en connaissance de cause.
Au fil du temps, de plus en plus de recherches ont mis en avant les bienfaits que les joueurs pouvaient tirer de leurs parties. Il y a quelques mois encore, une étude américaine réalisée conjointement par l’Institut national de la santé et de l’Institut national de la toxicomanie montrait que les enfants qui jouaient souvent obtenaient de meilleurs résultats à des tests d’aptitudes cognitives, de contrôle des impulsions ou de mémoire.
À l’inverse, il a été difficile de prouver des liens clairs entre conduites alarmantes et les jeux vidéo en eux-mêmes. En 2020, des chercheurs de l’Université Massey, en Nouvelle-Zélande, ont réexaminé 28 études précédentes, portant sur 21.000 individus à travers le monde, portant sur le lien entre comportement agressif et jeux vidéo. Leur rapport montre que ce lien est “extrêmement faible, bien trop pour être significatif”, écrivait alors le docteur Aaron Drummond, dans la revue scientifique Scimex.
Le jeu vidéo est d’ailleurs désormais un objet, culturel ou médiatique, d’étude scientifique à part entière. Chez nous, les universités de Liège et de Louvain-la-Neuve, par exemple, ont des laboratoires qui y sont dédiés. Le Louvain GameLab travaille notamment sur les pratiques d’enseignement liées au jeu vidéo, la sociabilité au sein des jeux massivement multijoueurs ou encore la littératie du jeu. Au Liège Game Lab, on retrouve, entre autres, des recherches sur la presse vidéoludique, la création amateur, les usages détournés du jeu ou la relation entre le joueur et son avatar. Anthropologie, psychologie, communication, histoire ou même architecture: les disciplines sont nombreuses. “L’entrée du jeu vidéo à l’université est, il est vrai, l’opération de légitimation ultime”, analyse Björn-Olav Dozo, professeur de culture vidéoludique à l’ULiege, un des précurseurs en Belgique. “Aujourd’hui, il existe des charges de cours autour du jeu vidéo, comme en sont arrivées sur le cinéma il y a quelques décennies ou la bande dessinée dans les années 90.”
Un des côtés positifs du jeu vidéo les plus étonnants aux yeux des plus réfractaires à cet univers est son aspect social, qui n’a fait qu’augmenter au fil des années. Le cliché du geek enfermé dans sa chambre est tenace, et outre quelques rares exemples comme le phénomène Pokémon Go d’il y a quelques années, il faut avouer que le jeu vidéo ne pousse pas intrinsèquement à sortir de chez soi.
Le virtuel permet de créer des liens qui se poursuivent dans le réel.
Pourtant, dès les premières heures du jeu vidéo en ligne, permettant d’affronter ou de collaborer avec le monde entier, les joueurs ont cherché à pouvoir échanger pour s’organiser ou créer des stratégies. Ils ont dû passer par d’autres programmes, car les jeux ne le permettaient pas encore. “C’est le comportement des joueurs qui a poussé les éditeurs à inclure des outils de communication, dans leurs productions. Ces interactions ont servi à faire du troc et du commerce, du recrutement dans une équipe…”, décrit Thibaut Philippette.
Discussions en ligne à l’écrit ou à l’oral, forums… Encore aujourd’hui, le jeu rassemble des communautés qui échangent pendant les parties et en dehors. Une occasion de faire des rencontres ou un moyen pour des amis de se retrouver sur Internet alors que chacun est chez soi. Le virtuel permet de créer des liens, qui se poursuivent dans le réel et vice-versa. L’application Discord est un bon exemple du phénomène. Elle offre la possibilité aux joueurs de créer des serveurs de communication dédiés permettant d’échanger entre à l’écrit ou à l’oral. Privés, ils servent de réseaux sociaux pour des petits groupes de joueurs.
Par exemple, le serveur Sylnea compte environ 80 membres et ils sont une vingtaine à s’y connecter de manière régulière pour discuter avec leurs amis. Parfois, sans jouer. De différents genres et horizons, ils ont 28, 35 ou 45 ans, certains sont parents, vivent dans de petites villes de province en Belgique ou en France, comme à Bruxelles ou Paris. On y trouve un responsable technique, un policier, un informaticien ou un militaire qui forment une bande d’amis intergénérationnelle, reliée par le jeu vidéo.
“Initialement, entre 2005 et 2012, ce groupe se réunissait sur d’autres sites ou applications pour organiser une guilde sur World of Warcraft (jeu de rôle en ligne massivement multijoueurs, – NDLR). Dès que Discord s’est lancé, on a créé ce serveur, raconte Thibaud, un des initiateurs. Au fil du temps, les différents membres y ont chacun invité des amis, camarades de classe, connaissances réelles ou virtuelles, créant une petite communauté qui se retrouve quasi quotidiennement en ligne. Comme si on était les piliers d’un même bar!”
On y parle de jeux évidemment, mais aussi des différents loisirs communs au groupe: cinéma, musique, football… Ceux qui vivent les plus proches les uns des autres se voient régulièrement, et le groupe élargi s’est déjà réuni à quelques occasions. “J’ai rencontré mon épouse grâce à ce groupe, c’est la sœur d’un des autres membres. Aujourd’hui, on est mariés et on a eu des enfants”, raconte Bastien. Cinq ou six couples se sont créés dans la bande. Ce genre d’histoire n’est pas anodin et a d’ailleurs fait l’objet d’études anthropologiques.
Jeux vidéo et groupes de discussion sont donc devenus avec le temps des tiers lieux, comme un skate parc, un terrain de sport ou le café du commerce. Aujourd’hui, beaucoup d’ados et préados se connectent sur les jeux en ligne les plus populaires après les cours pour discuter avec leurs amis, sans forcément jouer. “Le but est juste de voir ses copains. Le phénomène est assez ancien. Dès 2004-2005, certains se connectaient à World of Warcraft simplement pour prendre des nouvelles des membres de leur équipe”, détaille Björn-Olav Dozo.
Fortnite est presque devenu un réseau social en trois dimensions. © DR
Aujourd’hui, le phénomène touche le grand public, particulièrement surtout grâce à trois jeux pourtant très différents: Fortnite, Minecraft et Roblox. Leurs points communs? Ils sont gratuits ou presque, accessibles sur de très nombreuses plateformes (consoles, ordinateurs, smartphones) et extrêmement personnalisables. “L’espace des possibles y est très large. C’est un subtil équilibrage de la part des développeurs, qui proposent différents services et permettent au joueur de les adapter à leur guise.” De quoi se créer de petits univers virtuels pour se retrouver.
Cet usage détourné des jeux, qui n’avaient pas été conçus pour devenir ces réseaux sociaux en trois dimensions, a bien été perçu, tant par les éditeurs de jeu que par les marques ou artistes. Au sein du jeu Fortnite, plusieurs concerts live ont déjà été organisés pour les joueurs. Ariana Grande, Travis Scott ou Aya Nakamura s’y sont déjà “produits”. Carrefour a même créé un magasin virtuel dans le cadre d’une campagne de communication sur la nourriture saine. “Il faut souligner la capacité des développeurs à saisir les opportunités, à orienter leur plateforme pour répondre aux demandes des utilisateurs. Finalement, ils ne proposent plus un jeu fini, une œuvre finale, mais bien un service qui évolue, ajoute le professeur de l’ULiège. On parle souvent de métavers, notamment de celui de Meta et Mark Zuckerberg. Je ne suis pas certain que son projet ait du succès, mais un jeu comme Fortnite pourrait évoluer pour devenir ce type de plateforme, une sorte d’univers transversal qui propose toute une gamme d’expériences.”