
Ted Benoit disparu, Jacobs perd son premier héritier

Avec L’Affaire Francis Blake, un scénario de Jean Van Hamme, Ted (Thierry) Benoit avait été le premier dessinateur à rendre vie aux aventures de Blake et Mortimer. C’était il y a juste vingt ans. L’immense succès inaugural (700 000 exemplaires vendus) ne s’est pas démenti même si, depuis longtemps, la série est aux mains d’autres auteurs (André Juillard, Yves Sente, Jean Dufaux, Antoine Aubin…). Après L’Etrange Rendez-vous en 2001, Ted avait en effet abandonné les héros de Jacobs pour retourner à ses travaux personnels et rêver au retour de Ray Banana, son inoubliable héros décalé. On devrait écrire « plus ouvertement personnels » car son investissement dans cette bande dessinée née avec le Journal Tintin était sans commune mesure. Il lui coûta d’ailleurs des années d’efforts.
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Pour justifier ses recherches et questionnements, Ted avait même fourni à ses éditeurs des graphiques comparant sa production à celle du maître Jacobs (il s’alignait sur la cadence de La Marque Jaune, on peut trouver pire modèle) puis le documentaire autour du tournage embourbé de Apocalypse Now de Coppola, concluant d’un clin d’œil « grand projet, gros retard ». Etonnamment chez ce diplômé d’une école de cinéma et réalisateur de télévision, il fallait que tout soit vrai, la documentation, les perspectives et même tout ce qui n’entrait pas dans la case. L’efficacité d’Hitchcock, il la saluait de loin. Il préférait le concept du « train électrique » d’Orson Welles, le plaisir grave de l’enfant qui, à coup de wagons miniatures, d’arbres factices et de gares creuses construit patiemment l’illusion sans jamais cesser d’y croire.
Le plus attachant des hommes
Ce sens de la responsabilité, à la fois merveilleux et écrasant , semblait loin de la première partie de sa carrière dans les années 70, la presse et la BD underground (« Hôpital »). Mais au début des années 80, aux côtés d’Yves Chaland, Serge Clerc, Joost Swarte, il entrait en « ligne claire » et inventait Ray Banana, sorte d’Errol Flynn au passé louche mais réhabilité par les enquêtes de « Berceuse électrique » et « Cité Lumière », deux classiques. Régulièrement employé par la pub ou distrait par l’illustration, Ted Benoit s’était reconcentré sur Blake et Mortimer pour pratiquer avec ravissement le premier degré. Des années plus tôt, il avait dit vouloir être un vrai cowboy et que cela se voie dans son travail. Avec son air droit et maladroit à la James Stewart, il avait même porté bottes hautes et noeud-ficelle. Plus profondément, il avait un côté redresseur de torts et un goût pour « les choses qui disparaissent » qui en faisait le plus attachant des hommes, discret mais inflexible, passionné autant que mélancolique.
Ted Benoit a vécu dans la contemplation du reflet que les films et les livres donnaient de la vraie vie. Ces 25 dernières années, pour trois livres écrits avec Eric Verhoest qui a beaucoup défendu son travail, je l’ai écouté parler de ses albums et plus généralement de création. Pour dernière question, nous lui avions demandé s’il était fier de ses deux Blake et Mortimer. Pendant son inévitable hésitation, Madeleine DeMille, son épouse et complice pour les mises en couleur et scénarios, a répondu « oui » d’un grand geste de la tête. Tant mieux. Il méritait bien ça.