
Phénomène : "Il y a forcément un manga fait pour vous, c’est même une des raisons de son succès"

Ces prochains jours, par dizaines de milliers, les fans de mangas vont se précipiter à la Japan Con Brussels et au salon Made in Asia. Des cosplayers vont se costumer comme leurs héros favoris et on peut parier que leurs looks attireront des sourires un peu moqueurs dans la rue ou dans un sujet de fin de JT. Ces personnages ne devraient pourtant plus nous sembler exotiques alors que la modernité, l’attention critique et les chiffres de ventes des mangas dépassent aujourd’hui ceux de la BD classique franco-belge.
La lecture de votre article continue ci-dessous
En décembre dernier, quand France Télévisions a dévoilé le palmarès des livres favoris des Français, trois mangas trônaient dans le top 10 - One Piece (2e), Dragon Ball (9e), Berserk (10e) - mais aucune trace d’Astérix, de Tintin ou de Gaston. Alors que les éditeurs de BD se réjouissent d’une progression des ventes entre 23 et 53 % selon les genres et sur dix ans, dans le même temps, le manga a lui carrément quadruplé son score! Aujourd’hui, en France, plus d’une BD vendue sur deux est un manga, ce qui représente plus de 48 millions d’exemplaires. Même constat chez nous où, selon l’Association des éditeurs belges, GfK et le PILEn, le marché a plus que triplé en trois ans et où les ventes de manga dépassent désormais celles de la BD.
🡢 À lire aussi : One Piece: le manga phénomène touche bientôt à sa fin
Un tel succès devrait pousser les médias à réviser leur jugement sur un genre longtemps décrié. “Je dirais qu’il n’est pas encore très respecté, mais il l’est de plus en plus”, se réjouit Maxime Bender, journaliste et animateur du podcast spécialisé La 5e de couv’. Pour appuyer ses propos, il rappelle que la récente 50e édition du festival de la BD d’Angoulême a accordé une place considérable aux mangas. Littéralement puisque l’espace Manga City couvrait 2.500 m², sans compter la Halle 57 redécorée en ville asiatique. Trois mangakas (auteurs de manga) étaient aussi mis à l’honneur avec des expositions majeures et des masterclass: Ryoichi Ikegami (Sanctuary, Trillion Game), Junji Ito (Spirale, Gyo) et Hajime Isayama (L’attaque des Titans). Ce dernier a même été reçu sur France Inter par Léa Salamé et dans La grande librairie d’Augustin Trapenard.
Vu à la télé
À l’arrivée du manga en Occident, rien ne laissait présager de cette reconnaissance. “On se contentait du plaisir de faire découvrir un genre nouveau, alors totalement méconnu et invisible. On ne pouvait imaginer le succès actuel”, se souvient Yves Schlirf, directeur éditorial chez Dargaud, mais aussi fondateur en 1996 de la filiale Kana dédiée aux mangas. À l’époque, l’accueil de Média-Participations, la maison mère de Dargaud et de Dupuis, fut glacial, et Yves Schlirf dut batailler deux ans avant la publication d’un premier manhwa, le pendant coréen du manga.
Importé confidentiellement en 1969 dans les pages d’un magazine de judo, le manga avait dû attendre 1990 pour connaître un premier succès grâce à l’immense Akira de Katsuhiro Otomo, ramené du Japon par l’éditeur Jacques Glénat. Une réussite qui s’explique par son adaptation en film d’animation et par le soutien du Club Dorothée, grand diffuseur des versions animées de Dragon Ball, des Chevaliers du Zodiaque ou de Ken le survivant (photo). Mais cette exposition fut à double tranchant. Elle popularisa la culture manga mais installa aussi une image dont elle aura du mal à se débarrasser. Des associations de parents et des politiciens, Ségolène Royal en tête, lancèrent en effet un mouvement “anti-anime”, jugé trop violent ou trop sexualisé.

Anime : Ken le survivant
Malgré la controverse, après Glénat et Kana, d’autres éditeurs ont flairé le filon. La machine était lancée. Elle ne s’arrêtera plus. “Il y avait une génération très avide d’entrer dans cet univers parce que c’était à eux, c’était nouveau. Les parents ont tout de suite détesté et ça n’a fait que renforcer leur volonté”, explique Yves Schlirf. Adoubé par les jeunes, détesté par les parents, le manga et l’animation japonaise continuaient alors à subir le mépris des médias culturels. “Quand la presse devait expliquer que l’auteur le plus lu de France était le créateur de Naruto ou que la Japon Expo réunissait plus de monde que le Salon du livre, ça ne plaisait pas du tout. Et à côté de ça, dans les conventions, des jeunes se mettaient à genoux pour nous remercier d’avoir publié du manga. À l’époque, il y avait aussi une réticence de la part des auteurs de BD. J’étais considéré comme un traître. J’avais trahi la bande dessinée franco-belge pour aller travailler avec “les Jaunes”. Il y avait du racisme dans ce rejet, il faut être clair.”
"J’avais trahi la bande dessinée franco-belge pour aller travailler avec “les Jaunes”. Il y avait du racisme dans ce rejet."
Yves Schlirf
À peu près au même moment, Yves Schlirf allait pourtant participer au relancement des très classiques Aventures de Blake et Mortimer avec le succès que l’on sait. Propriétaire de la librairie BD The Skull, institution quinquagénaire à Bruxelles depuis plus de 50 ans, Éric Coune partage les mêmes souvenirs. Précurseur dans l’import de comics américains dès les années 70, The Skull a défendu très vite l’univers manga. “Toute nouveauté est d’abord méprisée. Les gens disaient “C’est quoi ce truc? C’est pour les Chinois. On ne comprend rien.” Et puis, le mépris se transforme souvent en apothéose. Bientôt, deux BD vendues sur trois seront des mangas. C’est simple, il faudrait qu’on ouvre un Skull 2 rien que pour le manga.”
Aujourd’hui, on voit en tout cas apparaître un peu partout des magasins spécialisés. On y retrouve les albums, mais aussi tous les produits dérivés du manga (figurines, goodies, vêtements, DVD, accessoires, etc.) et même de la nourriture importée du Japon. Et ce n’est pas près de se calmer. “Pendant la pandémie de Covid, les enfants se sont tournés vers les plateformes de streaming et y ont trouvé des anime, explique l’éditeur Schlirf. Quand on a déconfiné, tout le monde s’est précipité sur les mangas. Il y a eu une deuxième vague encore plus forte que celle portée par la télévision et Dorothée.”

Figurines manga ©BelgaImage
Un succès tous publics
Mais le triomphe du manga ne s’explique pas juste par une accumulation de circonstances. Le genre possède des caractéristiques qui le rendent irrésistible. Dans La grande librairie, Hajime Isayama racontait que le manga est pensé avant tout comme un produit commercial, pas comme une œuvre d’art. Cette faiblesse dans la quête de légitimité culturelle du manga est devenue, hors du Japon, une force dans sa propagation auprès du public.
Un tome d’un manga coûte moitié moins cher (7 à 8 €) que ces concurrents en rayon et son rythme de parution est plus soutenu (un volume tous les 2, 3 mois). “C’est plus facile de construire une affection autour d’une série, surtout pour des jeunes habitués à l’instantanéité”, explique Erwan, libraire chez The Skull. Là où les lecteurs de Blueberry attendent depuis trois ans la fin de l’aventure imaginée par Joann Sfar et Christophe Blain, les fans de One Piece ont pu lire 11 nouveaux tomes sur la même période.

One Piece
Acteur historique à la fois du milieu BD et manga, Yves Schlirf pointe une raison supplémentaire: “Le manga est fait pour ses lecteurs, avec un respect total. Chez nous, les auteurs de BD travaillaient pour eux. C’était à l’éditeur de leur trouver un public. À une époque, la BD était plus adulte et ne parlait plus à la jeunesse. Arrive alors les Japonais avec des histoires dans lesquelles les jeunes se retrouvent. Avec des sujets aussi multiples que sont différents les lecteurs. Et puis le manga travaille à 360 degrés. Il est décliné en dessins animés, en musique et sur tous les supports possibles de merchandising.”
Tout ne tient pas sur des arguments commerciaux. Dans ses contenus, dans leurs ajustements à toutes les nuances du public, l’univers manga a beaucoup à offrir. Dans le milieu, on prétend qu’il y a toujours un manga pour vous, que vous soyez fan d’archéologie, de jazz ou de grandes épopées romanesques. Un duel entre un détective et un serial killer qui tue à distance grâce à un cahier, un peuple enfermé par des murs qui les protègent de titans ou la simple histoire de jeunes qui lancent un groupe de rock, le manga ose tout sans excuser.
Le monde changé de la BD
Cette liberté est l’une de ses forces principales, mais si le mépris a disparu, le manga est, selon Erwan, employé chez The Skull, toujours victime d’une lourde méprise. "On apparente encore le manga à des gars hypermusclés qui se tabassent pendant 20 tomes. C’est aussi réducteur que de dire que la BD, ce sont des gags en trois cases. Le spectre du manga est tout aussi grand, voire plus grand que ceux du comic book ou de la BD. Ce n’est pas que pour les ados.” C’est aussi l’opinion du journaliste Maxime Bender: “Le manga et l’animation japonaise proposent des choses que les autres objets culturels ne proposent pas, en matière de variété, de contenu, d’énergie, d’émotions”.

Made In Asia ©BelgaImage
Au fil des années, le manga a quand même gagné ses lettres de noblesse. Dès 2003, le prix du scénario d’Angoulême est allé à Quartier lointain de Jirō Taniguchi (adapté en film “européen” par notre Sam Garbarski). L’année suivante, c’est le prix de la meilleure série qui est attribué à 20th Century Boys de Naoki Urasawa. L’édition de cette année est venue asseoir un peu plus cette légitimité avec six récompenses pour des mangakas. Le manga a changé le monde de la BD. Yves Schlirf pense même que son arrivée a redonné l’envie aux éditeurs d’aller chercher un public jeune, d’imaginer des bandes dessinées pour filles (“ça n’existait pratiquement pas avant les mangas”) ou de s’ouvrir à des dessinatrices (”elles travaillaient au Japon, mais pas ici”).
Les maisons d’édition spécialisées se sont multi- pliées, les sections manga se sont agrandies dans de nombreux magasins et sont mises en avant jusque dans les hypermarchés. Les plateformes de streaming, Netflix en tête, additionnent les achats de licences. Le cinéma a adapté Ghost In The Shell, Alita: Battle Angel, Nicky Larson… Tout le monde s’y met en espérant obtenir sa part du gâteau. Opportunisme ou vraie reconnaissance? Sûrement les deux, mais ça n’inquiète pas les fans de la première heure. “Tout cela ramène un nouveau public, se réjouit Maxime Bender. L’explosion des ventes a permis aux éditeurs de gagner de l’argent. Ils vont pouvoir proposer des choses plus pointues. C’est super intéressant.” Avec le manga, le lecteur est toujours gagnant.
Japan Con/Brussels Manga. Les 25 et 26/2, Tour & Taxis, Bruxelles. www.japancon.be
Made in Asia. Du 3 au 5/3, Brussels Expo. www.madeinasia.be

Made In Asia ©BelgaImage