
Journal d'une invasion : "Quand l'armée russe ne peut conquérir, elle détruit tout"

Entre essai historique et carnet de bord d’un voyage immobile et intime, Journal d’une invasion, roman graphique d’Igort, de son vrai nom Igor Tuveri, plonge dans le quotidien de ces femmes, ces hommes et ces enfants qui, depuis un an, vivent en enfer, à deux mille kilomètres de chez nous. Dans un livre touchant, au plus près du bruit des bombes, Igort donne la parole aux victimes de cette machine infernale: la guerre. Un conflit déclenché par un homme - Poutine - qui “nous dit que la démocratie est un mensonge”.
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Votre livre commence par ces mots: “Une guerre n’est jamais qu’une saloperie de guerre. Il n’y a pas d’épopée, pas de gloire, que de la misère”. C’est pour cela que vous vous intéressez aux gens?
IGORT - La propagande, l’héroïsme, les visions titanesques ne m’intéressent pas. J’essaie de prendre du recul, mais je dois reconnaître que c’est un livre très personnel, car ma femme est Ukrainienne, et une partie de ma famille est coincée là-bas. Très tôt, on a essayé de les faire sortir.
Aviez-vous vu venir l’invasion?
Oui. Pour qui avait les yeux ouverts, elle était prévisible. Je pense que l’Europe porte une grande responsabilité. Avec un mélange de cynisme et d’opportunisme économique, elle a laissé venir les choses. Quand la Russie a envahi la Crimée en 2014, l’Europe n’a pas fait le nécessaire. Aujourd’hui, l’Italie dépend à 40 % du gaz russe, et elle n’est pas la seule dans le cas.
Selon vous, la Crimée était-elle un test?
Je ne sais pas, mais à l’époque, on a vu le mode opératoire russe, avec un référendum qui est une farce macabre. J’avais récolté des témoignages de gens à qui des milices armées disaient pour qui voter. Avec à la clef, passage à tabac, torture, voire pire. C’est ça, la logique de l’occupation par les Russes. Les tensions ne datent pas d’hier. En 1917, l’Ukraine avait demandé son indépendance à Lénine. Ce dernier la lui avait accordée, avant de se rétracter, et d’envoyer l’armée pour récupérer ce territoire pour une simple raison: l’Ukraine possède le sol le plus fertile du monde. Hier, c’était le grenier à blé de l’Union soviétique. Aujourd’hui, c’est celui de l’Europe. Qu’on ne se trompe pas, c’est une guerre économique qui se joue, même si elle se déguise en conte de fées pour gens crédules. Quand Poutine utilise des termes comme “opération spéciale” en vue de libérer et dénazifier le pays, il ne faut pas oublier qu’il envoie, pour ce faire, les bataillons Wagner.
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Wagner, le nom ne vient pas de nulle part…
C’est le nom du compositeur favori d’Adolf Hitler, ce sont des néonazis.
Nous sommes inondés d’informations. Comment ne pas tomber dans le piège des fake news?
Il faut tout vérifier, trier entre ce qui est de la propagande et ce qui n’en est pas. Et des deux côtés du conflit… C’est pour ça que j’évoque Bandera (homme politique ukrainien, dirigeant, lors de la Seconde Guerre mondiale, d’une organisation d’extrême droite, et collaborateur nazi - NDLR), ou le bataillon Azov (militaires ukrainiens d’extrême droite, coupables d’exactions lors de la guerre du Donbass en 2014 - NDLR). La situation n’est ni facile, ni linéaire. Il n’en reste pas moins vrai que nous avons affaire à une invasion.
Dans votre livre, vous adressez une lettre à Poutine…
Oui, je lui dis qu’il vit une défaite politique. Lui, qui avait si peur de voir d’autres pays rejoindre l’Otan, constate qu’aujourd’hui ils demandent leur adhésion, suite à ses propres agissements! Il est en train de perdre. Or, tout le monde sait que cet homme n’entend que le langage de la force et de la violence.
Que devrions-nous craindre?
Si Poutine prend l’Ukraine, je crains qu’il ne s’arrête pas là. En ce moment, Poutine est coincé, il a besoin de percer. Donc, il recrute encore plus de soldats. On l’a souvent comparé à une bête traquée, et acculée, donc très dangereuse. On est, dans ce conflit, au milieu du gué, et l’avenir est très incertain.
Cette guerre finira un jour. Que se passera-t-il après?
Après? Ça va laisser des traces. Je le vois déjà, dans l’église orthodoxe, en bas de chez moi, à Bologne, où il n’est plus possible de parler russe: il y a trop de ressentiment. Je crains qu’il n’y ait pas de libération. Cette guerre montre comment fonctionne l’armée russe. Comme en Tchétchénie, ou en Syrie: quand elle ne peut conquérir, de rage, elle démolit, rase et détruit tout, jusqu’aux champs, qu’elle brûle et contamine.
Dans Journal d’une invasion, il y a des scènes très touchantes et poétiques. Des poussettes laissées sur le quai d’une gare par des mamans ukrainiennes à l’usage de celles qui restent, des blagues lancées par des soldats au bout du rouleau…
C’est la réalité slave. Il y a une certaine folie chez les Russes et les Ukrainiens. Il y a quelque chose de grotesque et de magnifique dans la culture slave. Comme dans cette histoire vraie que je relate, une histoire dans laquelle une femme, qui craint tant de perdre son mari, l’enferme dans la maison vide en face de chez elle, et vient le nourrir chaque soir…
On pense à cette formule de Churchill: “La Russie est une devinette, enveloppée dans un mystère, à l’intérieur d’une énigme”.
C’est tout à fait ça. Ma femme est Ukrainienne, j’ai vécu là-bas, je m’appelle Igor car mes aïeuls étaient grands fans de culture russe, et malgré ça, je ne les comprends toujours pas.
Les cahiers Ukrainiens, journal d’une invasion ****
Igort
Futuropolis, 168 p.

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