
Les Rolling Stones à Madrid: un concert miraculeux

Avant les 19 chansons et les 135 minutes d’un spectacle étourdissant, juste après la fameuse annonce « mesdames et messieurs, les Rolling Stones », ils ont commencé par ressusciter Charlie Watts. Batteur du groupe et plus encore son socle, voire son podium, il est mort à 80 ans le 24 août dernier. Keith Richards a raconté que lors des quelques dates américaines de cet automne, au milieu du set, comme il l’avait fait lors de milliers de concerts, il se tournait parfois encore vers Charlie pour se rassurer sur le tempo ou partager un sourire complice. Mais il n’était plus là. A la place, il y avait Steve Jordan, un batteur qui l’a accompagné dans ses escapades solos, et qui maintenant fait le job pour les Stones, avec une discrétion prudente et une efficacité satisfaisante.
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Tout le monde aimait Charlie, son élégance, son humour, ses silences et son jeu. Alors en lançant sur les écrans géants de l’immense façade de scène (70 mètres de haut), des images de sa bonne humeur et de son sérieux, classieux de ses jeunes années à ses derniers jours, la partie est déjà gagnée. Mais ce n’est encore rien de ce qu’on va vivre. Ça commence d’entrée par Street Fighting Man, normalement un rendez-vous pour le final des concerts. Après la célébration, la déclaration: « Qu’est-ce qu’un jeune homme peut faire d’autre que de jouer dans un groupe de rock? »
Pendant 19th nervous breakdown, comme souvent pour commencer un show, Mick Jagger semble se chercher, chantant et bougeant de manière un peu contrainte. En sportif expérimenté, il s’épargne, mais il a l’air en forme comparé Keith Richards, vieux dieu maya qui continue à faire parler la foudre ou à un Ron Wood comme hébété. Sad sad sad pour pleurer un moment de plus sur Charlie Watts. Fin de l’échauffement. Tumbling dice démontre que sous les rides, les cœurs de rockers restent intacts. Les Stones, c’est le Buena Vista Social Club du rock, un musée itinérant, une tradition sans cesse renouvelée. D’ailleurs, Jagger annonce un morceau jamais joué sur scène : Out of time, de quoi rappeler qu’avant de devenir le plus vieux groupe de rock, les Stones ont été au milieu des sixties un phénomène pop. Mick retrouve même l’ironie nasillarde de l’époque. Tout le stade reprend en chœur. MJ sourit, MJ triomphe.
L'expérience Stones
Définitivement, la musique et la communion avec le public ont pris le pas sur les gadgets et les machineries spectaculaires. On aura bien une pluie de confettis sur Ron Wood pour fêter ses 75 ans, mais on évitera les poupées gonflables et même le sempiternel feu d’artifices final. Après Beast of Burden (morceau choisi sur le Net dans une liste où figure No expectations, croisons les doigts pour le stade Roi Baudouin), la foule et le groupe s’en donnent à cœur-joie sur You can’t always get what you want. Jagger est définitivement lancé. Il trépigne sur place, se lance sur l’avancée de la scène qui l’amène au milieu de la pelouse. Il ondule sur Living in a Ghost Town dans une sorte de jaquette de jockey, rose et blanche, soyeuse comme toutes ces tenues largement colorées, sauf quand il se contente d’un t-shirt noir, forcément trop court sur son ventre plat (même à 78 ans, on n’abandonne pas sa coquetterie).
Vient l’heure des guitaristes: Honky Tonk women, les riffs hachoirs de Keith, les solos de Ronnie. Jagger souffle pour se préparer à l’estocade. Il présente les musiciens et Keith reçoit un hommage titanesque qui le laisse sans voix ou presque : «Que voulez-vous que je dise après ça ? Que je suis heureux? » Happy donc. Le vieil Hobbit, même ému, ne perd pas le nord. Un Slipping away plus tard, on entre dans le très très sérieux avec Miss you dans une version accélérée et allongée. Tout le groupe, y compris le bassiste Darryl Jones, est en délire. MJ est comme un Michael Jordan dans le money time. Il a une équipe, mais c’est lui qui marque les points et tire tout le monde vers les sommets. Cette version revisitée d’un inévitable classique ouvre la voie à l’incontournable Midnight Rambler. Après la vénéneuse sensualité de Miss you, on plonge dans le blues reptilien, tranchant et contondant. Le morceau n’en finit plus. Ce n’est plus une chanson, c’est une expérience.

© Green House Talent
Plus artistes que jamais
Start me up, avalé comme un shot d’alcool fort. Paint it black, efficace et sombre, actuel surtout. Les allusions au Vietnam et aux idéaux d’alors trouvent un nouvel écho dans les menaces d’aujourd’hui. Enfin la scène bariolée de rouge prouve son utilité. Plongée dans les éruptions de l’enfer avec Sympathy for the Devil. Tout ce final est purement musical. Jagger danse, se dandine, rebondit comme si on venait de libérer de prison. Certains concerts d’il y a 15 ans avaient moins de pertinence que celui de ce 1 juin 2022, alors que les monuments sur scène ont entre 75 et 78 ans. Même l’attendu Jumping Jack Flash ne fait pas retomber cette prestation dans la routine.
Encore deux rappels et puis dodo, pour aller faire de beaux rêves dans un juste sommeil après le devoir accompli. Le public, plus jeune que prévu, a montré un respect infini à soixante ans d’histoire et les Stones ont revivre ce passé dans le moment présent. D’ailleurs, Jagger revient aux couleurs de l’Ukraine pour Gimmie Shelter. Les images de Marioupol, le drapeau et ce refrain hurlé avec la choriste Shasha Allen : « trouvez-moi un abri ». Mais dans la saga du plus grand groupe de rock, il est écrit que tout doit se terminer sur I can’t get no satisfaction. Jagger chante comme s’il voulait qu’on entende pour la première fois ce chant amer de la frustration universelle.
C’est fini. Un silence incroyable se fait. Même les journalistes applaudissent, mais timidement, comme sonnés. Le band salue. Muchas gracias sur les écrans. C’était fabuleux, mais c’est passé. La réalité et ses embouteillages sont là. On a toute la nuit pour réfléchir à ce destin d’ados en rupture devenus stars mondiales, des héros fantastiques qui ont tout traversé, et certainement plusieurs fois l’enfer, pour en sortir à peu près intacts physiquement, plus musiciens, plus artistes que jamais.
Quelques heures plus tôt, Patrick Woodroffe, le designer de leurs dispositifs scéniques depuis 40 ans, nous expliquait: «tout le monde se pose la question de la fin des Stones, sauf les Stones. Je peux vous affirmer qu’il n’y aura jamais de tournée d’adieu. Un soir, bien sûr, il y aura un concert qui s’avérera le dernier. Mais jusque-là, ils continueront simplement à faire leur job : jouer du rock ». Amen. Gloire jusqu’au plus haut des cieux.
The Rolling Stones, le 11 juillet au Stade Roi Baudouin