Jean-Michel Jarre : «Je voulais que l'auditeur soit immergé dans le son»

«Oxymore», le vingt-deuxième album de Jean-Michel Jarre, revient aux sources de la musique électronique tout en imaginant son futur. Entretien avec un peintre de la matière sonore.

Jean-Michel Jarre 2022 © François Rousseau

Oubliez la harpe laser, les concerts dantesques au pied des pyramides ou même les 80 millions de disques vendus de par le monde. Jean-Michel Jarre est avant-tout un chercheur de sons, un peintre de la matière sonore. Il le rappelle avec « Oxymore », nouvel album en forme d'hommage aux pionniers de la musique électro-acoustique, Pierre Henry et Pierre Schaeffer, avec qui il a travaillés à ses débuts au sein du Groupe de Recherches Musicales. « Oxymore est un préquel d'Oxygène », dit-il. C'est aussi un pas dans le futur de la réalité virtuelle. Explications et petite leçon d'histoire de la musique électronique.

« Oxymore » est dédié à Pierre Henry, pionnier de la musique concrète...
Jean-Michel Jarre - Il y a d'abord une raison personnelle. Je devais travailler avec lui au moment de l'album « Electronica », et puis il est tombé malade, il est décédé et ça n'a jamais pu se faire. Via sa veuve, il m'a légué des sons pour qu'un jour j'en fasse quelque chose. Quand j'ai commencé à réfléchir à « Oxymore », je me suis dit que c'était le bon moment d'utiliser ces sons parce que Pierre Henry a été le premier à explorer la spatialisation du son à la fin des années 40. « Oxymore » est un saut dans les années 40 et 50 et dans le futur. Le travail sur la texture sonore avec une technologie qui nous permet l'immersion, tout cela était déjà au programme de gens comme Pierre Henry et Pierre Schaeffer (inventeur de la musique concrète et fondateur du Groupe de Recherches Musicales que Jean-Michel Jarre a rejoint en 1968 – NDLR). Finalement, j'utilise assez peu des sons que Pierre Henry m'a légués. Peut-être 5% de l'album, un peu comme des épices qu'on rajoute dans un plat. Mais ça a été fondamental dans la direction que j'ai prise, c'est-à-dire cette approche très organique de la composition. Je voulais que l'auditeur soit immergé dans le son, dans la musique.

« Oxymore » est donc un retour aux sources des expérimentations sonores au sein du Groupe de Recherches Musicales que vous avez rejoint à la fin des années 60 ?
Oui. Pierre Henry et Pierre Schaeffer qui sont, sans jeu de mots, les pierres fondatrices de la musique électro-acoustique, sont des gens qui ont eu une influence capitale dans mon trajet, mais aussi dans la manière dont on fait de la musique aujourd'hui – avec l'idée que, pour la première fois, la musique n'était plus considérée comme conçue autour de notes basées sur un solfège, mais autour du bruit et du son, qu'on pouvait faire de la musique avec des sons extérieurs. L'oxymore, c'est « clair-obscur », « silence assourdissant », c'est donc aussi « musique concrète », « intelligence artificielle », « réalité virtuelle ». C'est l'idée, au fond, de prendre sa machine à laver et de la mélanger avec une guitare électrique, un trombone, et de créer des objets sonores incongrus. Et c'est cette poésie-là qui a été absolument d'avant-garde et a influencé la manière dont on fait de la musique aujourd'hui, que ce soit du hip hop ou de l'electro.

Vous avez également assisté aux cours de Stockhausen à Cologne. Comment compareriez-vous l'école française et l'école allemande ?
C'était assez différent, même si ça procède du même voeu de bouleverser les codes qui existaient jusque là pour travailler la matière sonore. En France, on aimait bien faire du field recording, comme on dit aujourd'hui, c'est-à-dire partir à l'aventure avec un micro et échantillonner des sons – ce qui est l'ancêtre du sampling, qui signifie littéralement échantillonnage. Du côté de Stockhausen, c'était plus le fait de travailler avec des sons électroniques, des fréquences, des oscillateurs, des filtres et de créer par manipulation électronique une nouvelle structure. Les deux ont ensuite fusionné, mais au départ, ce sont deux choses un peu différentes. Et je dirais que, plus tard, dans ma génération, en France, il y avait une vision plus impressionniste des choses, alors que les Allemands ont plus été dans une direction de l'apologie de la machine, avec une approche plus froide et robotique. Je pense aussi bien à Kraftwerk qu'à Tangerine Dream qui laissait les sequencers jouer seuls pour bien montrer que les machines avaient leur vie propre.

Pourtant, quand vous sortez « Oxygène » en 1976, c'est une musique qui paraît plus proche de l'école allemande à la Tangerine Dream que de la musique concrète...
« Oxygène », c'est un peu une réaction par rapport à là d'où je venais. Après un passage dans l'expérimentation, je considérais que la mélodie était au centre du jeu et j'avais l'ambition de créer cette passerelle entre la musique expérimentale et la musique pop. C'est toujours le cas, d'ailleurs. D'une certaine manière, « Oxymore », est un préquel d'« Oxygène ».

© François Rousseau

« Oxymore » a été enregistré en formats binaural et multi-canal qui permettent aux sons de venir de tous les côtés. C'est une expérience immersive inédite. Pourtant, dès 1881 à l'Opéra Garnier, des expérimentations de ce genre étaient menées. Qu'est-ce qui a changé ?
Les musiciens ont toujours été fascinés par la relation entre le son et l'espace, d'où la reverb, les chambres d'écho, etc. On peut remonter aux Egyptiens. Or, jusqu'à maintenant, même si il y a eu des recherches faites dans ce cadre, on a toujours eu une relation très frontale avec la musique, une vision en 2D. C'est-à-dire qu'en concert, on a deux hauts-parleurs en face de nous, sur une ligne. La stéréo a été inventée dans les années 30 ou 40 pour créer l'illusion de l'espace, éloigner le canal gauche et le canal droit, mais c'est une illusion qui ne correspond pas à la réalité. Le champ sonore, c'est 360 degrés. Aujourd'hui, la technologie qui est notre disposition nous permet, paradoxalement, de revenir à une écoute naturelle du son, tel qu'on l'entend dans la vie courante. C'est pour ça que je suis convaincu que l'immersion va être la prochaine manière d'écrire, de composer, de recevoir la musique, parce que ça correspond physiologiquement à l'être humain. C'est la nouvelle révolution. Après le passage du mono à la stéréo, on passe à l'immersif.

Concrètement, comment avez-vous enregistré « Oxymore » ?
Je l'ai fait en multi-canal, c'est-à-dire avec des hauts parleurs tout autour de moi. Le binaural et le multi-canal sont deux choses complémentaires, mais c'est différent. Le binaural, c'est le fait de recréer au casque cette sensation d'environnement qu'on peut avoir avec des hauts parleurs dans les quatre coins d'une pièce. Dans le cas d' « Oxymore », j'ai fait deux versions : une Dolby Atmos multi-canal à écouter sans casque et une version Binaural qui permet à n'importe qui, avec son casque standard, d'avoir ce son surround. De là, on a tiré la version stéréo. Je pense que c'est une manière d'écouter la musique qui va se développer. On le voit dans les home cinémas, dans les voitures, le développement du métavers, du virtuel, on va vers des modes de réception qui sont liés à cette idée d'immersion.

En parallèle de l'album, vous avez imaginé « Oxyville » dans la réalité virtuelle... Pour vous, le développement du son immersif va de pair avec le développement du métavers ?
Ah oui. Il faut. Je me bats en tant que musicien pour dire que le métavers, la réalité virtuelle, tout cet univers visuel, c'est bien gentil, mais le son est au centre du jeu. Parce que le champ sonore est plus vaste que le champ visuel. Le problème, c'est qu'on a développé le son surround pour le cinéma et qu'on développe le métavers comme un jeu vidéo en pensant d'abord au visuel. Les musiciens ont dû détourner des outils qui ne sont pas faits pour eux. C'est ce qu'on a fait avec « Oxymore ». Il va y avoir beaucoup de choses à jeter dans le métavers, mais il y aura aussi d'autres choses qui vont nourrir de nouvelles catégories d'artistes à venir. Et je pense que ce moment de disruption, de changement de paradigme, va donner naissance au hip hop ou au rock de demain. C'est la technologie qui va fomenter les nouveaux styles de musique.

Vous êtes signé chez Sony Allemagne. Parce que vous avez toujours été mieux accepté et compris en Allemagne et en Angleterre qu'en France ?
Ce sont les aléas du business... Je ne me plains pas, surtout qu'avec le temps, les choses ont évolué. C'est quelque chose de très français de se méfier quand l'un des siens a du succès à l'étranger. Mais avec le temps, ça s'est équilibré. Mon père avait une belle formule pour ça, il disait : « Pour être reconnu dans son pays, il faut avoir une bonne santé ».

*** Oxymore de Jean-Michel Jarre (Sony)

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