Laurie Anderson : «L'intelligence artificielle, cette version étendue de l'esprit, me fascine»

Elle a senti venir le basculement dans l’ère du numérique et continue de questionner notre rapport à la technologie. Laurie Anderson sera bientôt à Bozar qui programme deux concerts, deux films et une exposition immersive.

Laurie Anderson
© BelgaImage

En 1981 paraît O Superman, long poème électronique répétitif dont le propos ausculte le paradoxe de l’incommunicabilité dans une société vouée à l’hypercommunication. Un an plus tard, l’album “Big Science” - étonnant miroir de la passion pour les technologies de l’information - poursuit le ­glissement opéré par son autrice, Laurie Anderson qui floute les frontières et fait entrer l’avant-garde au hit-parade. À l’époque, Anderson se produit dans United States, fresque multimédia qui interroge les systèmes de communication, pointant leur ingéniosité et leurs absurdités. Fascinée par le ­langage et les principes de connexion, Laurie Anderson - il y a quarante ans - a vu s’approcher la mutation numérique en train de redéfinir le rapport entre les hommes et les hommes, les hommes et l’espace, les hommes et le temps.

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En quarante ans, son travail (films, performances et une dizaine d’albums) n’a cessé de documenter ces changements, explorant toutes les possibilités offertes par les nouvelles technologies. À 75 ans, elle est l’invitée prestigieuse de Bozar qui programme deux concerts, mais aussi To The Moon, expérience virtuelle, Home Of The Brave, captation entre autres du show United States, et Heart Of A Dog, très beau film autour du thème de la perte inspiré par la mort de sa chienne Lolabelle. À New York, Laurie Anderson a partagé la vie de Lou Reed jusqu’à sa disparition en 2013. Quand, en fin de conversation, on lui demande quel homme elle a connu, lui qui avait la réputation d’être acariâtre, elle n’a qu’une réponse: “C’était la personne la plus gentille que j’aie jamais rencontrée”.

https://www.youtube.com/watch?v=Vkfpi2H8tOE

Bozar vient d’inaugurer To The Moon, une installation immersive que vous avez conçue avec Hsin-Chien Huang. Est-ce un hommage au premier homme sur la Lune ou plutôt votre vision techno-poétique de la Lune?
Laurie Anderson - Le projet permet de découvrir différentes images de la Lune. La Lune de la Nasa, c’est-à-dire une sorte de ­paysage de déchets industriels. Ce n’est certainement pas l’intention des hommes, mais c’est ­probablement un des résultats de l’action de l’homme.  Mais il s’agit aussi de la Lune dans la poésie chinoise, la Lune aventure, la Lune dans l’histoire… Et ce récit que nous racontons qui se demande à qui appartient la Lune… Les Russes avancent y avoir envoyé le premier vaisseau, les Américains affirment y avoir marché, tandis que les Italiens disent “non, non, on l’a vue avant”.

Avec cette œuvre, vous explorez les possibilités de la réalité virtuelle…
Contrairement à l’expérience d’un film que vous avez aimé, qui vous a enveloppé et dont vous sortez en cherchant votre manteau, dans l’expérience de la réalité virtuelle vous avez besoin de tout votre corps. Je crois que c’est une piste intéressante à suivre pour le cinéma... En général, on dit que la technologie permet de vous éloigner de votre corps, dans ce cas, vous avez besoin de votre corps pour voyager. La réalité virtuelle est une façon plus active de regarder.

Vous avez été la première artiste en résidence à la Nasa. Qu’est-ce que cela signifie?
Je vous rappellerai que j’ai été la première mais aussi la dernière… Je dois avouer qu’ils sont très occupés là-bas, et j’étais comme une mouche volante. J’ai passé du temps avec des ingénieurs, et beaucoup parlé aux nanotechniciens, des gens plus intéressés à discuter de théorie. Mais j’étais là quand ils ont placé un véhicule Rover sur Mars…

L’un des deux concerts que vous donnerez à Bruxelles s’appelle Songs For Amelia Earhart.  Quel lien entretenez-vous avec cette pionnière de l’aviation disparue en 1937 alors qu’elle tentait un tour du monde?
J’aime son ambition. J’aime sa volonté à vouloir voler, et puis j’aime les histoires qui parlent de voyages. J’ai écrit ce spectacle de musique ­électronique dans les années 2000, il a évolué vers une version pour orchestre à cordes et c’est cette version que nous jouerons. (Le premier décembre, Laurie Anderson sera accompagnée du Brussels Philharmonic sous la direction de Dennis Russell Davies - NDLR.) Le deuxième concert sera nouveau. Il s’agira d’une combinaison d’impro et de chansons extraites de “Landfall” (album qu’elle a enregistré avec le Kronos Quartet en 2018 - NDLR.), le tout arrangé par l’orchestrateur belge Stéphane Collin.

Vous ouvrez votre premier album “Big Science” en 1982, par une chanson qui dit “This is the time. And this is the record of the time” - “Voici le moment. Et voici le disque du moment”. Avez-vous conscience de la dimension visionnaire de cet album?
Je trouve que c'est un disque qui sonne toujours nouveau. Une des choses nouvelles à propos de ce disque, c’est que son sujet est politique. Une œuvre d’art est un objet à travers lequel j’essaie de comprendre ce qui arrive au monde, c’est ce que j’ai essayé de faire comprendre en mixant la mu­sique, la poésie, les mots.  J’étais consciente du pouvoir des mots que j’utilisais, et je le suis toujours car c’est le présent qui compte. “Voici le moment. Et voici le disque du moment” résume tout ce que je fais. Merci d’avoir ressorti cette phrase, j’apprécie car parfois, je pense “personne ne semble capter ce que je dis”.

Votre travail se penche sur le langage. Le langage humain, le langage des machines, le langage des connexions, le langage des signes. Êtes-vous une exploratrice du langage?
J’espère. En tout cas, je me sens portée vers ça. Et mon travail actuel autour de l’intelligence artificielle poursuit cet intérêt pour la connexion. Ça me fascine, cette version étendue de l’esprit et cette mémoire élargie. Le meilleur bénéfice qu’on peut retirer de l’intelligence artificielle en termes d’applications sociales, c’est l’imagination. Les choses les plus intéressantes que suggère l’intelligence artificielle sont les choses auxquelles on n’a pas pensé.

Comment observez-vous l’usage d’Internet et des réseaux sociaux? Comme une extension de la démocratie en termes de liberté d’expression ou une nouvelle prison de l’esprit?
On sait tous que c’est les deux! Même si on ne peut pas faire ce genre de généralisation… J’adore avoir de l’information rapidement, c’est juste fantastique. Concernant les réseaux, il y a certaines choses qui encouragent les jeux d’argent, mais il y a aussi toutes les autres qui nourrissent la dimension culturelle.  Même s’il ne faut pas tomber dans les généralisations, il semble qu’il y ait eu un effondrement de la ­bienveillance. Il me semble que les gens sont plus téméraires. C’est une situation de stress qui produit de nouvelles peurs, et je crois vraiment que les gens n’ont plus autant d’empathie les uns pour les autres qu’auparavant.

To The Moon, jusqu'au 8/1/2023.
Heart of a Dog, le 28/11.

Home of the Brave, le 30/11.
Concerts les 1er et 2/12 Bozar, Bruxelles. 

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