
Mort d'Ahmad Jamal : comment son influence a transformé le jazz
À partir du milieu des années cinquante, probablement aucun pianiste de jazz n’a échappé à son influence, caractérisée par son sens de l’espace et de la dynamique, à son exubérance joyeuse. Avec Bud Powell, Erroll Garner, Thelonious Monk, Herbie Hancock et Keith Jarrett, Ahmad Jamal compte parmi les fondateurs du piano moderne. Oscar Peterson, Bill Evans, Wynton Kelly, Hank Jones et Tommy Flanagan sont ses pairs dans l’élaboration d’une formule de petit orchestre pas si petit que ça, le trio piano-contrebasse-batterie.
“À l’âge de trois ans, mon admirable oncle Lawrence m’a arrêté alors que je passais près du piano, dans le salon de mes parents. Il jouait du piano et m’a mis au défi de dupliquer ce qu’il faisait. Bien que je n’aie jamais touché aucun piano, je me suis assis et j’ai joué note pour note ce que j’entendais. Le reste, c’est l’histoire.” Cité par All About Jazz, Ahmad Jamal racontait alors ses débuts sur l’instrument qu’il a sublimé, des débuts d’enfant prodige confirmés par une carrière de sept décennies.
Le 2 juillet 1930 à Pittsburgh, en Pennsylvanie, Frederick Russel “Fritz” Jones eut le privilège de naître dans une famille où la musique compte. D’après lui, voyant ses dons pour la musique, sa mère s’est mise à travailler pour lui payer des leçons particulières. À 7 ans, il étudiait avec Mary Cardwell Dawson, chanteuse, pianiste, fondatrice de la National Negro Opera Company, première du genre d’origine africaine-américain aux États-Unis.
L’environnement compte aussi beaucoup dans l’élaboration d’une carrière artistique. Tout au long de sa vie, celui qui s’est fait appeler Ahmad Jamal au début des années 1950, s’est revendiqué comme étant un Pittsburgher. À quelque 600 km à l’ouest de New York, la ville est, en effet, une des grandes capitales du jazz. Parmi les jazzmen pittsbourgeois célèbres, outre le batteur Art Blakey et le guitariste George Benson, on compte quatre pianistes d’importance, Earl Hines, Billy Strayhorn, partenaire de Duke Ellington, Mary Lou Williams et Erroll Garner.
À l’entendre par la suite, il est clair que le jeune Fritz Jones subit l’influence du lyrisme luxuriant d’Erroll Garner, comme celle du touché et du phrasé élégant de Nat “King” Cole. Il bénéficia aussi du génie harmonique d’Art Tatum, qu’il eut la chance de voir en concert et qui le considérait comme plein d’avenir.
L’art du trio
Inscrit au syndicat des musiciens dès 14 ans, à peine sorti des études secondaires, Ahmad Jamal commença sa carrière professionnelle en 1948. Il est aujourd’hui reconnu pour avoir poussé au plus loin l’art du trio. Cependant, c’est dans un orchestre que le pianiste débuta, celui d’un certain George Hudson, avec qui il partit en tournée avant de rejoindre le quartette du violoniste Joe Kennedy. Originaire, lui aussi, de Pittsburgh, ayant travaillé avec Mary Lou Williams, il est un peu le Stéphane Grappelli américain : de formation classique, inspiré par Yehudi Menuhin, Kennedy est un adepte du jazz swing. Le nom de sa formation, the Four Strings, ne tarde pas à inspirer son pianiste.
En effet, une fois le quartette dissout par manque d’emploi, en 1950, le pianiste part s’installer à Chicago. C’est à cette époque qu’il se convertit à l’islam, et que Fritz Jones devint Ahmad Jamal. Il ne cessera de le répéter : cette religion lui apportera paix et sérénité, notamment au regard de son appartenance raciale. À l’époque, l’islam était très en vogue chez les jazzmen noirs, qui y virent une manière de marquer leur identité. À l’image du batteur et leader des Jazz Messengers, Art Blakey qui devint Abdullah Ibn Buhaina, beaucoup islamisèrent leur nom à l’occasion de leur conversion.
À l’image de son groupe précédent, mais sans violon, Jamal forme dès 1951 the Three Strings, composé du guitariste Ray Crawford et du bassiste Eddie Calhoun. C’est avec ce trio sans batterie que le pianiste réalise son premier enregistrement, “Ahmad’s Blues”, un morceau qu’il a écrit en 1948 et qu’adoptera un certain Miles Davis. Au fil du temps, le trio se forge une réputation à Chicago, mais c’est à New York, lors d’un passage au restaurant et night club The Embers, sur la 54e rue Est, qu’il se fait repérer par l’un des plus grands chasseurs de talents : John Hammond. Découvreur aussi bien de Benny Carter que de Leonard Cohen, d’Aretha Franklin que de Bob Dylan, de Lionel Hampton que de Bruce Springsteen, Hammond signe Jamal, dès 1951, chez Okeh, filiale de Columbia. De quoi lancer une carrière.
C’est ce qui se passe pour le trio d’Ahmad Jamal. Entre-temps, la petite formation a évolué : originaire de Chicago, l’excellent bassiste Israel Crosby rejoint le trio dès 1954. Et, en 1957, après le départ du guitariste Ray Crawford, Jamal engage… un batteur, Vernell Fournier. Originaire de La Nouvelle-Orléans, ce dernier change évidemment la donne. Plus question de trio à cordes, mais d’un trio piano-basse-batterie en bonne et due forme. L’Ahmad Jamal Trio obtient un engagement à l’hôtel Pershing, à Chicago, où il est enregistré en 1958.
At the Pershing : but Not for Me
At the Pershing : but Not for Me sera l’un des albums de jazz les plus populaires. À part “Billy Boy”, qu’appréciera également Miles Davis, l’enregistrement est composé de standards. Avec ses notes répétitives et ses contrastes dynamiques, alors que basse et batterie tissent leur petite toile, Jamal imprime son jeu sur “But Not for Me” (George et Ira Gershwin), qui sera un succès à part entière. Si le classique “Cherokee” laisse encore percer les influences de Nat “King” Cole, “Poinciana” convainc qu’une personnalité du piano est née.
At the Pershing fera la fortune du jeune pianiste, dont il changera la vie. L’album restera dans les classements américains des ventes pendant… 108 semaines. Avec Israel Crosby et Vernell Fournier, Ahmad Jamal avait atteint une perfection dans le trio, les rapports entre musiciens, entre la musique et le silence. Évidemment, le jeu minimaliste – quoique – ne plut guère aux critiques de l’époque, qui gardaient les exploits techniques survoltés de Charlie Parker et Dizzy Gillespie comme référence absolue. En jazz comme ailleurs, la popularité ne plaît pas à tout le monde, et on s’empressa de réduire l’art de Jamal à celui d’un “pianiste de bar”.
Il en est un qui, pas mal minimaliste aussi dans son genre, prit immédiatement le parti d’Ahmad Jamal : Miles Davis ne tarit pas d’éloges pour celui qui deviendra un ami. Pour l’avoir entendu dans les années cinquante, il disait apprécier “sa conception de l’espace, la légèreté de son toucher, sa retenue, sa façon de phraser notes, accords et traits” qui lui en mettaient plein la vue. Dès 1954, dans son 33 tours 25 cm chez Prestige, Miles décide que le seul titre qui ne soit pas du saxophoniste Sonny Rollins serait “But Not for Me”, car c’est un exemple de l’influence précoce qu’a eue sur lui “la spatialisation et le lyrisme du pianiste Ahmad Jamal”.
Cette période de 5 ans que dura le trio correspond à un idéal de la triangulation en jazz. Nombre de pianistes s’en sont inspirés, directement ou indirectement. Keith Jarrett a toujours dit qu’un de ces modèles était Jamal, pour constituer des trios eux aussi idéaux, avec Charlie Haden et Paul Motian, ou Gary Peacock et Jack DeJohnette. Et puis les choses sont ce qu’elles sont. En jazz, à cette époque, la concurrence est terrible. Avide de succès, le pianiste George Shearing – qui lancera la carrière de Toots Thielemans -, est à ce point fasciné par la triangulation jamalienne… qu’il débauche la section rythmique !
Le départ d’Israel Crosby et de Vernell Fournier en 1962 correspond, à une période difficile pour Jamal, époque durant laquelle il divorce et est contraint de fermer l’Alhambra. Il quitte alors Chicago pour New York, où il s’éloigne de la musique pendant deux ans. Il refait surface en 1964 avec un nouveau trio, composé sur bassiste Jamil Sulieman Nasser et du batteur Frank Gant. Cette formule du trio sera la plus longue, qui durera jusqu’en 1972. La demande du public est là, le petit combo tourne et enregistre beaucoup. De cette production inégale ressortent clairement Extensions (1965) et le bien nommé Ahmad Jamal at the Top : Poinciana Revisited (1968), qui marque l’entrée du pianiste sur la prestigieuse étiquette Impulse !
Première apparition en Europe continentale, le trio est à l’affiche du festival de jazz de Montreux, édition 1971. Compte tenu de son succès, il deviendra un abonné des bords du Léman. On dit que là, Jamal reçut un piano électrique Fender Rhodes, entraînant une évolution un peu funky… Une manière, aussi, de s’inscrire dans l’air du temps et de soutenir les ventes… Au festival de jazz de Montréal, en 1985, Jamal se présente avec un piano traditionnel. Entre-temps, le trio est devenu un quartette encore plus rythmique, avec l’adjonction d’un percussionniste.
Nouvel épanouissement
Il faut attendre les années nonante pour qu’Ahmad Jamal retrouve un nouvel épanouissement, une créativité redoublée et, cette fois, l’assentiment d’une critique désormais admirative, acquise à sa cause. Ce retour en grande forme, on le doit à l’entrée en lice du producteur français Jean-François Deiber. Sur son étiquette Birdology, est publié, en 1993, un remarquable Live in Paris’92. On y sent le pianiste, qui a dépassé la soixantaine, désormais plus extraverti, comme libéré. Confirmation en trois volumes avec The Essence. Pt.1 (1995), Big Byrd : The Essence. Pt.2 (1995) et Nature : The Essence. Pt.3 (1997). Des albums où apparaissent de-ci de-là le trompettiste Donald Byrd, le saxophoniste ténor Stanley Turrentine, une trilogie où le pianiste recouvre toute son inventivité.
L’esprit d’innovation et d’ouverture domine désormais une fin de carrière rayonnante comme le sourire d’Ahmad Jamal, au milieu de sa barbe chenue et bien taillée. En 2017, l’album Marseille, qui rend hommage à la cité phocéenne, met en scène le slammeur Abd Al Malik et la chanteuse franco-béninoise Mina Agossi. Ces deux invités sont présents, les 12 et 13 juin 2017, pour la mémorable présentation – mise en abyme – de l’album, à l’Opéra de Marseille.
En établissant de nouvelles coordonnées d’espace et de temps au sein du trio piano-basse-batterie, Ahmad Jamal a marqué l’histoire de la musique. “Un trio, ce n’est pas seulement trois musiciens, c’est un petit ensemble, dit-il. Notre idée, c’était de faire sonner le trio comme un orchestre, avec la discipline et le sens de l’architecture. Le piano est un orchestre à lui tout seul, mon groupe aussi, il en est le prolongement.”
Celui qu’on qualifia trop longtemps de “pianiste de bar” est, en réalité, l’un des inventeurs du jazz cool. Paternité partagée avec Miles Davis, qui a vu venir le coup et a demandé à ses propres pianistes, Red Garland et Bill Evans, de s’en inspirer. Loin du “pianiste de bar”, on caractérise désormais sa virtuosité en disant qu’il avait “deux mains droites”. Ahmad Jamal dit avoir été fort influencé par Maurice Ravel et Claude Debussy. L’évidence du second se trouve dans l’utilisation, fébrile et féconde, de l’ostinato.
Lui-même tient en respect les catégorisations, se refusant de parler de “jazz”. “Je ne fais pas de parano avec le mot “jazz”, mais tout mot existe son exactitude”, dit-il à Francis Marmande dans Le Monde du 9 juillet 2011. “Deux inventions inédites marquent les États-Unis d’Amérique : l’art indien-américain et la musique classique américaine, autrement dit, la musique afro-américaine.”